Aucun gouvernement, Parlement, mouvement politique, État ou peuple, ne peut parvenir à modifier substantiellement les lois ou leurs modalités d’application, ou prendre certaines décisions, sans être immédiatement confronté au verdict des marchés financiers : dans n’importe quel domaine, toute mesure qui leur serait par trop défavorable directement ou indirectement, entraînerait inéluctablement, et ce, dans un délai court, une tendance à la réduction des investissements, à la fuite des capitaux et à une augmentation des intérêts sur les prêts qu’ils consentent.
Tant que ce problème, notamment, ne sera pas « résolu » à sa racine, il demeurera impossible, même avec la meilleure volonté politique et/ou populaire, de sortir des ornières actuelles, qui constituent le terreau dont naissent les crises financières, économiques, sociales, culturelles et environnementales désastreuses que nous connaissons. Ceci est vrai aussi bien pour la Grèce, l'Italie ou n'importe quel pays dans le monde.
Sommes-nous face à une situation définitivement sans issues ou existe-t-il une ou plusieurs solutions crédibles pour sortir de cette impasse ?
L'économiste franco-suisse, Michel Laloux[1], en a élaboré au moins une dans un livre étonnant : « Dépolluer l’économie – Tome 1 - Révolution dans la monnaie ». Une des nombreuses idées phares contenues dans celui-ci consiste à former la valeur de la monnaie de financement de la vie économique (financement des investissements) essentiellement sur base du futur, c’est-à-dire sur l’activité productrice à venir des entreprises auxquelles sont consentis des prêts, et non plus sur à partir de l’argent et des capitaux accumulés, résultant d’actions passées.
S’il était possible de générer concrètement une monnaie de financement à partir de ce principe, alors les peuples pourraient s’exprimer ainsi à l’égard des marchés financiers : « Vous pouvez conserver votre argent et vos capitaux… nous n’en avons plus besoin pour financer notre économie ».
Si les idées de Michel Laloux s’avèrent fondées et opérationnalisables, son livre pourrait bien constituer un des documents les plus subversifs écrits depuis des décennies : il ne se contente pas d’y dénoncer, comme c’est habituellement le cas, des injustices, de diagnostiquer des processus malsains au sein de l’économie et de proposer des pistes de remédiation (dont il existe certes des alternatives dans maints ouvrages, mais qui restent à la surface des choses sans rien modifier de fondamental, car s’enracinant, en définitive, dans le même paradigme que celui qu’elles entendent réformer). À notre sens, son essai va beaucoup plus en profondeur: il y formule un ensemble de concepts très novateurs, concrets et précis qui permettent non seulement d’identifier certaines causes systémiques de la gangrène qui frappe l’économie, mais aussi, et surtout qui vont jusqu'à la conceptualisation de « remèdes » radicaux et très vigoureux. La compréhension et la mise en pratique de ces idées à une échelle suffisamment large, devraient aboutir à en finir avec la toute-puissance des marchés financiers.
Mais en quoi consiste cette monnaie de financement « orientée futur » si « révolutionnaire », décrite dans le détail à partir du chapitre 19 de son livre, sous une forme déjà quasi opérationnelle ? Elle ne peut être comprise sans d’abord penser sur de toutes autres bases, plus réelles, la notion de monnaie elle-même. L’auteur adopte d’ailleurs dans son livre une approche plutôt phénoménologique, portant sur l’observation de l’économie réelle.
Il y montre dans les premiers chapitres comment, d’une manière générale, si la monnaie n’est plus conçue comme étant l’équivalent d’une marchandise que l’on peut stocker (et accumuler) à volonté, mais seulement comme une simple unité de compte (une pure écriture comptable) permettant de quantifier et échanger pendant une durée limitée des « droits à consommer » des valeurs économiques, dont l’émission est déterminée par les seuls besoins et fonctionnements de l’économie réelle, alors elle ne peut plus alimenter et renforcer l’économie spéculative. Cette dernière est une économie virtuelle, véritable cancer de l’économie réelle, qui la pollue, l’empoisonne et la détruit progressivement. Avec cette notion de monnaie-écriture comptable, il devient impossible de faire de l’argent avec de l’argent…
À ce concept « d’argent-comptabilité » vient s’ajouter une autre spécificité novatrice : la différenciation en trois « types » de monnaies qui circulent actuellement au sein de l’économie, mais qui sont habituellement confondues l’une avec l’autre : la monnaie dont la fonction est la consommation quotidienne (qu’il appelle monnaie de consommation), la monnaie dont le rôle est le financement des investissements productifs, et la monnaie destinée aux besoins du secteur non-marchand, qu’il appelle monnaie de contribution (d’autres auteurs parleraient plutôt de monnaie ou d’argent de « don »).
Les connaisseurs de la « tripartition sociale » (la traduction la plus exacte des termes utilisés par Rudolf Steiner serait d’ailleurs « trimembrement de l’organisme social » plutôt que tripartition sociale ou triarticulation sociale), y reconnaîtrons quelques-uns des concepts clés formulés par ce chercheur, en vue de répondre aux exigences sociales de l’époque.
Michel Laloux va bien plus loin qu’une simple différenciation conceptuelle entre ces trois types ou fonctions de la monnaie : il montre pourquoi il y a nécessité à faire circuler chaque sorte de monnaie dans son propre circuit particulier selon ses caractéristiques spécifiques et comment cette circulation peut être opérée, pour être efficace, en séparant et compartimentant chacun des trois circuits, toutefois avec des passerelles entre eux.
Il n’est pas dans notre propos de résumer ici en quelques pages ce qui ne peut être saisis que par la lecture directe de son ouvrage, qui est très pédagogique et accessible même à ceux et celles qui ne sont pas économistes de formation.
Notons cependant qu’une fois posées les bases conceptuelles novatrices de la monnaie-écriture comptable et de la triple circulation monétaire (à peine esquissées ci-dessus), nous découvrons qu’il en résulte des possibilités de changements très profonds dans le système monétaire, y compris au niveau international, dont les répercussions positives dans l’économie et dans la vie sociale seraient de grande amplitude. Parmi ces changements décrits avec rigueur par l’auteur, dont quelques-uns sont à proprement parler « géniaux », mentionnons par exemple les points suivants :
- Les « banques » deviennent des structures gérant les écritures comptables de leurs clients (rappelons que l’argent est comptabilité selon cette conception), c’est-à-dire les écritures relatives à leurs avoirs, dettes et mouvements monétaires. Ceux-ci sont strictement séparés du bilan des banques elles-mêmes, dont la tâche s’apparente dorénavant davantage à celle d’un « gestionnaire de comptabilités ». Il en résulte qu’en cas de faillite ou de cessation des activités d’une banque, les écritures comptables qu’elle tenait sont simplement transférées dans un autre établissement bancaire. Tout bank run est impossible.
- Plus étonnant encore, lorsque notamment l’argent est conçu comme étant une écriture comptable et non pas une marchandise stockable, et qu’il est géré tel quel, le caractère abstrait et illusoire de la « vitesse de rotation de la monnaie » et de la « masse monétaire », des notions qui sont pourtant au cœur des théories économiques actuelles, saute aux yeux. Cette prise de conscience permet de se débarrasser de plusieurs faux problèmes. Par exemple, les banques centrales, les réserves de change, le contrôle des masses monétaires par le taux d’intérêt disparaissent purement et simplement ( !!! ), car ces structures deviennent inutiles dans le nouveau système monétaire qui résulte de l’application de ces concepts. Celui-ci n’en a pas besoin. Il en est de même de la pratique consistant à adosser la monnaie à des actifs tangibles ou aux fonds propres des banques : elle devient, elle aussi, obsolète !
- Le financement des institutions monétaires, conçues en tant que service public autonome de la monnaie, sans buts lucratifs et administrées par les associations de la société civile (selon les règles de l’État, mais non par l’État lui-même, ce qui est en soi encore une innovation), n’est plus basé sur l’intérêt (lequel induit une tendance à la formation exponentielle de dettes), mais sur la facturation de frais effectifs d’une part, et sur une contribution publique qui est calculée à proportion de leur volume d’activité d’autre part. Notons aussi que les institutions monétaires nouvelles ne peuvent plus profiter elles-mêmes des prestations qu’elles fournissent. Par exemple, elles ne peuvent détenir leur propre compte courant chez elle, ou s’octroyer à elles-mêmes un prêt.
- Bien que tout intérêt disparaisse dans le système monétaire tel que repensé par Michel Laloux, il demeure possible et même attractif de ne pas consommer immédiatement chaque mois tout l’argent disponible sur les comptes de consommation courante, mais d’en « épargner » via un « compte de consommation différée », voire de le prêter pour financer les besoins de l’économie réelle. Nous laisserons le soin aux lecteurs de découvrir eux-mêmes les idées ingénieuses que l’auteur propose pour conserver à cette consommation différée, un caractère attractif.
- Toujours plus étonnant : dans l’optique d’assainir et revitaliser l’économie, Laloux montre qu’il est indispensable d’affecter globalement davantage d’argent à ce qui est l’économie non-marchande, en particulier au domaine de la culture, de la santé et de l’éducation, plutôt que de réduire ces budgets. Ceci est possible sans augmenter les dépenses de l’État ( ! ) grâce notamment à la forme que prend la troisième circulation monétaire exposée dans son livre, celle de la monnaie de contribution qui a pour rôle d’absorber les surplus de l’économie (que celle-ci produit continuellement) et qui sinon vont alimenter l’économie spéculative virtuelle. La monnaie de contribution est en outre conçue de telle façon que chaque citoyen puisse choisir les lieux où il veut que ses contributions soient versées, ce qui impacte positivement la prise de conscience et la responsabilisation citoyenne.
- Sur la base de la triple circulation monétaire à l’intérieur de chaque zone, Michel Laloux a élaboré un nouveau système monétaire international entièrement dédié à l’économie réelle, qui n’est plus fondé sur des taux de changes flottants (lesquels font l’objet d’opérations spéculatives), mais sur un « panier de la ménagère » établi zone monétaire par zone monétaire, à partir duquel sont fixées périodiquement les parités entre les monnaies de chaque zone monétaire. La parité des monnaies n’étant plus déterminée par les différences de volumes des échanges entre les pays, mais par une comparaison des prix à prestations sociales et environnementales égales, l’exigence d’équilibre des balances commerciales tombe d’elle-même, et avec elle, les conséquences délétères notamment pour les pays les plus fragiles (dont, en particulier, la spirale de leur endettement croissant, les coupes sombres dans leur économie non marchande et l’exigence qui leur est imposée d’augmenter leurs exportations au détriment de l’économie interne). Au contraire, dans ce système qui permet une équilibration dynamique de l’économie autour d’un pivot qui sera le prix des biens et des services, celui qui joue avec les coûts salariaux, sociaux et environnementaux se trouve pénalisé à l’exportation.
- Enfin, dans ce nouveau système monétaire international, la circulation internationale des capitaux de financement perd toute raison d’être, ce qui est un des facteurs essentiels pour l’assainissement de l’économie mondiale.
Bref, le lecteur ne doit pas avoir peur de transgresser les nombreux tabous de la « pensée » économique actuelle s’il veut prendre connaissance du livre de Michel Laloux. Il doit au contraire se préparer à « penser l’impensable ».
Il lui faudra aussi entrer avec patience dans cet ouvrage, tant les idées qui y sont présentées (avec clarté et cohérence) constituent un tableau d’ensemble novateur, dont latrame forme un nouveau paradigme pour la vie sociale, économique et culturelle.
Mais comment exposer des concepts si novateurs ? Par où commencer ? Comment les ordonner en un tout cohérent ? Michel Laloux a entrepris ce périlleux exercice et y est parvenu, à notre sens, , qui plus est de manière accessible même à des débutants.
L’auteur est évidemment bien conscient qu’un changement de paradigme n’est pas envisageable sur base d’une refondation de la monnaie seulement. La vie sociale et la vie économique sont bien plus complexes. Ce premier tome, centré sur la question de la monnaie sera suivi d’un second qui devrait en principe revisiter de fond en comble trois autres domaines d’où sont issus les problèmes qui envahissent l’économie : le capital-actions, le travail et le foncier/immobilier.
Même dans le champ particulier de la monnaie, l’auteur ne prétend évidemment pas, avec cet ouvrage, avoir tout « solutionné » une fois pour toutes[2].
Ce n’est pas ainsi que l'on doit comprendre sa démarche qui vise avant tout à défricher le terrain et à poser les fondations d’un édifice sain et durable à venir.
Et puis, nul ne peut imaginer que de telles idées, qui relèvent du niveau macro-social, puissent d’un coup de baguette magique devenir réalité. Il est nécessaire, tout d’abord, qu’elles pénètrent peu à peu la culture et qu’elles soient confrontées à ce que cette dernière est en mesure d’assimiler, pour en affiner les formulations et la communication. Ensuite, elles devraient faire l’objet « d’expérimentations pilotes », sur un territoire donné, en vue d’indispensables et progressives mises au point avant un développement à plus vaste échelle. Pour ce faire, il faudrait en quelque sorte que puisse exister une espèce de « droit à l’expérimentation », qui permette, en toute légalité, de suspendre les effets de telle loi, décret, arrêté, décision de justice en faveur d’une expérimentation de nouvelles institutions, entreprises et organisations.
Ne serait-ce déjà que pour atteindre cette seconde étape d’évolution, les citoyens devraient avoir la possibilité d’intervenir directement dans le domaine des lois pour en proposer de nouvelles et pour changer les anciennes ou celles que le parlement adopte. Il s’agirait donc aussi d’obtenir ce que l'auteur appelle « le minimum vital de la démocratie » : le droit d’initiative législative citoyenne et le droit de référendum législatif citoyen, que la Suisse est actuellement le seul pays au monde à posséder intégralement.
Les obstacles, freins et enjeux mentionnés ci-dessus (de même que dans le livre de Michel Laloux – il y expose également des pistes de solution) sont certes considérables. Plutôt qu’inciter à baisser les bras, ils devraient constituer au contraire autant d’invitations à concentrer tous les efforts aussi directement que possible sur l’essentiel, et laisser de côté l’accessoire.
Selon nous, les idées exprimées dans ce livre font partie de l’essentiel.
Bref, un ouvrage à lire absolument… tout business as usual cessant.
Le livre "Dépolluer l'économie - Révolution dans la monnaie" est accessible ici: https://www.civiliens.info/livres
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