cover rudolf steiner kernpunkte pt Des extraits importants de l'ouvrage de Rudolf Steiner, "Éléments fondamentaux pour la solution du problème social" (GA23) sont publiés en langue française sur le présent site (cliquez ici). 
(Temps de lecture: 16 - 32 minutes)

 Circuits courts les plus chers

 D’emblée mettons les pieds dans le plat et posons la question suivante : qu’est-ce qu’un circuit « court », qu’est-ce un circuit « long »?

Pour trouver la réponse à cette question, quelques exemples de situations type, bien concrètes, peuvent s’avérer une aide précieuse et vont s'avérer bien surprenants !

Imaginons que chaque semaine, un certain John Smith (à ne pas confondre avec John Smith, le cousin du grand-père de John, lui même aussi appelé John Smith) fasse ses courses dans une grande surface située à 15 km de son domicile, disons dans une petite ville appelée Supertown.

John Smith est conscient d’enjeux globaux pour la santé de la terre et de l’être humain. Chaque semaine il fait ses courses dans une superette bio située à Supertown.

Appelons cette situation initiale dans laquelle vit John Smith, la « situation A ».

 

SituationA

 

John est de plus en plus conscient, comme un nombre grandissant de ses concitoyens, de la nécessité de soutenir activement les agriculteurs et les producteurs locaux pour assurer un avenir à l’agriculture ainsi qu’aux générations futures dans sa région. Il devient clair pour lui que cette évolution passe notamment par des circuits plus courts, avec un minimum d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs, pense-t-il. John est convaincu que ces circuits devraient notamment s’avérer être plus écologiques (les distances sont raccourcies) et plus économiques (le prix des marchandises est plus avantageux tant pour les producteurs que pour les consommateurs).

John Smith décide de se rendre dorénavant chaque semaine dans une ferme (F) relativement proche (5 km), pour y faire une partie de ses courses. Il y achète des produits laitiers, de la viande et même du pain produits à la ferme. Je dis bien une « partie  de ses courses », car bien que cette ferme propose un assortiment de produits relativement large, John doit tout de même compléter ses courses par des achats hebdomadaires réalisés à Supertown.

Nous appelons cette nouvelle situation, la « situation B ».

SituationB

 Revenons à la question posée d’emblée ci-dessus : la situation B décrite ci-dessus, plutôt fréquente dans le quotidien des adeptes des circuits courts, constitue-t-elle un circuit plus court et moins cher que celui de la situation A ?

Comparons concrètement les situations A et B :

  1. La situation B (= faire une partie de ses achats dans une ferme proche) représente-t-elle réellement un circuit plus court que la situation A (= faire uniquement ses courses dans le magasin en ville) ? Est-elle aussi moins chère ?
  2. B constitue-t-il au contraire un circuit ni plus court ni plus long que A ?
  3. Au contraire, la situation B représente-t-elle carrément un circuit plus long et plus cher que celui de la situation A, aussi invraisemblable que cela puisse paraître au premier abord ?

Nous allons tenter d’apporter un éclairage à ces questions en différenciant les deux points suivant :

(1) en étudiant les distances réellement parcourues par les marchandises et par les personnes dans chaque situation A et B et

(2) en étudiant les économies qui peuvent être réalisées dans chacune d’entre elles.

Analyse des distances parcourues dans les situations A et B

Question aux lecteurs : du point de vue « purement kilométrique », quelle est selon vous la situation dont le circuit est le plus court ? A, B, les deux à la fois, aucun des deux… ou voyez-vous encore une autre réponse possible ?

Prenez 5 minutes de réflexion avant de répondre.

Notre réponse : sauf exception, et elles existent, la situation B (= faire ses courses dans la ferme la plus proche) crée évidemment un circuit plus long que le circuit A !!!

Tant que le regard de l’observateur demeure « égocentré », il sera persuadé que se rendre à la ferme la plus proche représente forcément un kilométrage plus court. Ceci est vrai, s’il compare le kilométrage pour se rendre à la ferme proche (5 km), au kilométrage pour se rendre au magasin en ville (15 km).

Toutefois, dans la réalité, la vraie, pas celle de l’abstraction intellectuelle, il n’existe pas de pur espace, abstrait de tout le reste de la vie. Dans la réalité, il faut notamment aussi faire intervenir la « temporalité », et en tous les cas les rythmes de la vie pour être capable d’intégrer encore un tout autre point de vue, bien plus réel : si nous faisons l’hypothèse que John Smith fait ses courses une fois par semaine, et qu’il a besoin chaque semaine de se procurer aussi bien des produits de la ferme que les produits de son magasin bio en ville… un simple calcul montre que John parcourt dorénavant 20 km chaque semaine, au lieu de 15 lorsqu’il se rendait en ville seulement. Donc nous obtenons bien « distance situation B » > « distance situation A ». Le circuit est devenu plus long. CQFD

SituationsAetB

Le circuit lié à la situation B pourrait être plus court que celui de la situation A, si John faisait plus rarement ses courses dans le magasin en ville et au contraire plus fréquemment à la ferme proche, sans cumuler les deux déplacements au cours de même périodes de temps. Ceci peut se produire par exemple, si la ferme propose une gamme de produits suffisamment large que pour se passer le plus souvent de faire des courses au magasin, ou encore une gamme relativement complémentaire (dans ce cas John Smith pourrait par exemple se rendre une semaine sur deux au magasin, l’autre à la ferme).

Ce que nous devons donc faire pour pouvoir comparer les situations A et B, c’est additionner les kilomètres parcourus par unité de temps, et donc pas de manière purement spatiale. Alors seulement nous commencerons à parvenir à nous faire une image réelle de la « longueur » d’un circuit dans une filière économique donnée.

Ce qui est très bizarre, c’est qu’il n’est pas besoin de réaliser 36 enquêtes coûteuses sur le terrain, de lire des bibliothèques entières sur le sujet, ou de financer une armée de chercheurs, de conseillers et d’institutions, pour saisir cette « loi » : il suffit de penser. Moins de 15 minutes seulement de véritable pensée active suffisent pour saisir le principe qui permet de déterminer si un circuit est plus court ou plus long qu’un autre ; tout le monde peut y arriver et donc tout le monde peut en quelques minutes se libérer de bien des illusions grosses comme des montagnes qui sont répandues au sujet de circuits (soi-disant) courts.

Penser le circuit « court » en tant qu’(éco)système – un organisme vivant

Limiter notre vision au seul cas de John Smith est toutefois encore insuffisant. En somme, il faut élargir encore notre point de vue pour prendre maintenant en compte, sur un territoire donné, tous les kilométrages parcourus par tous les acteurs économiques, et ce par unité de temps, pour nous faire une image plus réelle encore, du circuit dans son ensemble.

Car en admettant qu’un point de vente est ouvert à la ferme F, ce n’est pas seulement les kilométrages hebdomadaires de John qu’il faut ajouter au compteur, mais aussi ceux de tous les autres clients de la ferme, ainsi que ceux des fournisseurs, livreurs, qui se rendent à la ferme etc.

Si nous mettons tous ces kilométrages parcourus bout à bout par unité de temps (que cela soit par semaine, par mois ou par année), nous obtenons la longueur totale du circuit correspondant à la situation B, que nous pouvons comparer objectivement à la longueur totale du circuit dans la situation A. Et il y a fort à parier, que dans une majorité écrasante de cas (tout dépend toutefois des situations réelles sur le terrain ; des exceptions peuvent exister), nous obtiendrons sur le terrain un circuit plus long en ouvrant un point de vente à la ferme, c’est à dire aussi un circuit globalement plus polluant et moins économique (ne serait-ce qu’à cause des distances parcourues). 

Amultiple

Bmultiple

D’une vision égocentrée et purement spatiale, c’est-à-dire fausse, car abstraite de la réalité, nous commençons maintenant à prendre conscience de l’existence du « circuit » en tant qu’organisme vivant. Cette réalité ne peut jamais être approchée que dans sa globalité, incluant aussi les rythmes de la vie.

Si nous adoptons le « point de vue réel », « éco-systémique », nous devrons prendre en considération sur un territoire donné non seulement un magasin, une ferme et les consommateurs liés, mais tous les magasins, fermes, consommateurs et aussi transformateurs, distributeurs, etc. En additionnant tous les kilométrages parcourus par unité de temps (par mois par exemple), nous nous apercevrons très vite qu’ajouter des intermédiaires dans une filière, en règle générale (là encore, il peut y avoir des exceptions) raccourcit le circuit !

Pour nous en convaincre, essayons de faire l’inverse comme le propose en quelque sorte Stéphane Lejoly dans son article « Les circuits courts : avantages et aspects mythiques».

Par exemple supprimons tous les grossistes sur un territoire donné… (sur papier, pas dans la réalité !). Additionnons ensuite les kilométrages parcourus dans la nouvelle situation… et comparons les deux situations, l’ancienne et la nouvelle : après suppression des grossistes, au sein de l’écosystème, le kilométrage total parcouru par unité de temps (semaine, mois, année…) a considérablement augmenté !

Bref, il s’agit de penser d’une manière nouvelle, pour pouvoir comprendre ce qu’est réellement un circuit court, et même un « circuit » (tout court) : non plus en terme de structure spatiale, figée, mais en terme de processus.

 

La vente en « circuit court » n’est-elle quand même pas la plus économique ?
Comparaison des prix dans les situations A et B

Même en admettant que dans nombre de cas, le circuit de la situation B (= j’achète aussi dans ma ferme locale) sera plus long que le circuit A (= j’achète seulement dans mon magasin en ville), B est tout de même économiquement plus intéressante que A, non ?

N’est-ce tout de même pas évident que le fermier pourra vendre sa marchandise plus cher à John Smith que s’il la vend à un intermédiaire, c’est-à-dire augmenter sa marge, et que John Smith pourra l’acheter pas plus chère au fermier qu’au magasin, voire moins chère, non ? Donc la situation B, sans un intermédiaire qui se met une partie de la marge en poche, est nettement plus avantageuse que la situation A ; elle tend à faire diminuer les prix pour les consommateurs tout en augmentant les recettes des fermiers, non ?

Rappelons ce que nous avons tout juste mis en évidence ci-dessus : dans la plupart des cas, ce qui est appelé « circuit court », lorsqu’un point de vente est ouvert chez les producteurs, notamment, est en réalité un circuit globalement plus long (ceci étant exprimé sans aucune animosité vis-à-vis des producteurs, que nous respectons infiniment).

Nous éviterons dès lors ci-dessous l’abus de langage qui consiste à parler de circuit court lorsqu’il y a vente directe à la ferme puisque le circuit est souvent globalement plus long, en termes de nombre de kilomètres ! L’auteur est vraiment navré de se répéter… mais l’usage d’un vocabulaire inapproprié obscurcit la pensée et constitue la porte d’entrée à d’innombrables illusions, qui lorsqu’elles donnent lieu à des applications sur le terrain, finissent par se transformer en catastrophes économiques et sociales.

Reformulons la question : la vente visant à supprimer des intermédiaires dans le « circuit », n’est-elle quand même pas la plus économique ?

  1. La situation B (= faire une partie de ses achats dans une ferme proche) est-elle globalement plus économique que la situation A (= faire uniquement ses courses dans le magasin en ville) ? Les prix avec B sont-ils globalement plus faibles qu’avec A ?
  2. B constitue-t-il au contraire une situation ni plus ni moins économique que la situation A ?
  3. Au contraire, la situation B représente-t-elle carrément une situation globalement plus coûteuse que A ?

Je vous invite à prendre à nouveau 5 minutes de réflexion avant de répondre !

Notre réponse, qui peut paraître à nouveau invraisemblable au premier abord, est la suivante : sauf exception, et elles existent, la situation B (= faire ses courses dans la ferme la plus proche) revient globalement plus cher que la situation A !!! Dans la plupart des cas les prix seront globalement plus élevés.

Pour comprendre pourquoi il en est ainsi, il nous faut à nouveau faire l’effort de nous libérer de notre point de vue égocentré – nous n’utilisons pas ici cette expression dans le sens d’un jugement moral, mais dans un sens « technique » : à savoir que toute la situation est perçue du seul point de vue d’un ego donné - et au contraire tenter de penser de la manière la plus vigoureuse possible, selon la réalité.

Pour ce faire, nous allons utiliser, quoique très partiellement, un outil puissant, qui est aussi une espèce de langage universel, que l’écrasante majorité des adultes est tout à fait capable intellectuellement de comprendre et d’utiliser, mais que bien peu savent utiliser dans la pratique, car ceci ne leur a pas été enseigné. Cet « outil », ce « langage », c’est celui du bilan et du compte de résultat d’une entreprise :

  • Le compte de résultat permet de représenter les produits (= les « recettes », en simplifiant et déformant quelque peu le concept) et les charges (=les dépenses, en simplifiant) d’une entreprise au cours d’une période de temps.
  • Le bilan représente l’origine de ces moyens (inscrits au passif du bilan), à savoir son capital, les dettes contractées…, et leur affectation sous forme de biens immobiliers, machines, outils, stocks, argent…(inscrits à l’actif du bilan).
  • Comprendre la structure du tableau du compte de résultat d’un côté (produits et charges), et celle du tableau du bilan (l’actif et le passif) est relativement aisé. Il est par contre plus difficile de comprendre l’articulation entre les deux tableaux.

Il n’entre pas dans notre propos de donner ici une formation portant sur le bilan, le compte de résultat et leur articulation. Si nécessaire, nous invitons vivement les lecteurs néophytes à se donner les moyens d’une formation, ne serait-ce que la plus basique, et ainsi être déjà très nettement mieux outillés pour comprendre certains phénomènes économiques primordiaux dans lesquels nous sommes tous plongés chaque jour.

Revenons à nos situations A et B… Pourquoi affirmer que le plus souvent la situation B (= faire ses courses dans la ferme la plus proche) revient globalement plus cher que la situation A ?

Si mon regard se limite au seul prix du kilo de pommes de terre que j’achèterai peut-être 1€ en vente directe à la ferme plutôt qu’1,5€ au magasin (alors que le fermier vendra ce kg peut-être à 0,80€ au grossiste), je me représente forcément que les prix sans les intermédiaires sont plus faibles pour moi en tant que consommateur et plus intéressant pour le fermier.

Or, c’est méconnaître que tout acte économique (production, achat, etc.) impacte toujours l’ensemble de l’économie. Lorsque j’achète mes pommes de terre bio dans un magasin qui vient d’être créé à la ferme, mes achats affectent en réalité le prix du savon que j’achète dans ma supérette bio en ville… et pas seulement le prix du savon !

Pour cerner ce phénomène, représentons-nous à travers le bilan et le compte de résultat, la situation A, ensuite la situation B, non pas seulement pour un client qui achète ses produits dans une ferme, mais pour l’ensemble de l’écosystème constitué de plusieurs producteurs, distributeurs et détaillants.

Partons d’une situation fortement simplifiée : admettons que dans un commune, il n’existe que trois producteurs et deux magasins de détail et que tous les consommateurs font leur course dans les magasins de détail qui se fournissent chez les trois producteurs. Ceci correspond à la situation originelle A (pas de vente directe à la ferme).

Alignons côte à côte le bilan et le compte de résultat, des 3 producteurs et des 2 détaillants. Dans la dernière colonne, nous calculerons les comptes consolidés, à savoir la somme de tous les comptes de toutes les entreprises concernées, comme s’il s’agissait d’une seule entreprise.

Les montants ci-dessous sont tout à fait fictifs. L’important sera de comparer la situation A à la situation B.

Nous présumons que chaque producteur vend des marchandises pour 100 par an, aux deux magasins (qui achètent chacun pour 150 par an aux producteurs). Les magasins vendent aux consommateurs pour 225 par an chacun, soit 450 au total, et font chacun un bénéfice de 10 par an. Ils prennent une marge sur le prix d’achat aux producteurs de 50%.

Situation A

  Product. 1 Product. 2 Product. 3 Détaillant 1 Détaillant 2 Consolidé Consom.
BILAN              
Actif 725 810 615 725 725 3600  
Immeubles 500 600 400 500 500 2500  
Machines 200 180 200 200 200 980  
Caisse 25 30 15 25 25 120  
               
Passif 725 810 615 725 725 3600  
Fonds propres 250 300 215 250 250 1265  
Dettes 475 510 400 475 475 2335  
               
Cpt RÉSULTAT              
Ventes (chif. aff.) 100 100 100 225 225 750 450
Achats marchandises       -150 -150 -300  
Autres charges (loyer, électricité, personnel) -80 -80 -80 -65 -65 -370  
Résultat 20 20 20 10 10 80  

 

Supposons que le producteur 1 ouvre un magasin à la ferme. Il doit réaliser des investissements pour 50 (aménagement d’un local) et augmente son endettement. Admettons qu’il réalise tout son chiffre d’affaire dorénavant uniquement en vente directe à la ferme. Il vend ses marchandises pour 150 plutôt que 100 par an auparavant et augmente dès lors substantiellement sa marge et son bénéfice (voir les cellules en jaune dans le tableau B1 ci-dessous).

Les consommateurs achètent toujours pour 450 au total (150 chez le producteur 1 et 300 dans les deux magasins de détail).

Nous voyons cependant clairement dans le tableau B1 ci-dessus, que la situation est devenue tout à fait différente pour les deux magasins. Leur chiffre d’affaire a baissé, alors que les charges (personnel, loyer, chauffage, etc.) sont demeurées identiques. De ce fait, les deux magasins font maintenant une perte de -15 par an (cellules en rouge), ce qui n’est pas tenable à terme.

Situation B1

  Product. 1 Product. 2 Product. 3 Détaillant 1 Détaillant 2 Consolidé  
BILAN Product. 1 Product. 2 Product. 3 Détaillant 1 Détaillant 2 Consolidé  
Actif 775 810 615 725 725 3650  
Immeubles 550 600 400 500 500 2550  
Machines 200 180 200 200 200 980  
Caisse 25 30 15 25 25 120  
               
Passif 775 810 615 725 725 3650  
Fonds propres 250 300 215 250 250 1265  
Dettes 525 510 400 475 475 2385  
               
Cpt RÉSULTAT              
Ventes (chif. aff.) 150 100 100 150 150 650 450
Achats marchandises       -100 -100 -200  
Autres charges -80 -80 -80 -65 -65 -370  
Résultat 70 20 20 -15 -15 80  

 

Comment les magasins peuvent-ils éviter de faire des pertes ?

Une manière de faire consiste à vendre plus. Nous présumons toutefois que les habitants de cette commune n’ont pas des estomacs extensibles à l’infini et qu’ils ne décident pas non plus brusquement de se brosser les dents 5 fois par jour, ce qui aurait en effet pour conséquence d’augmenter les volumes de vente des magasins…

Une autre manière de faire consiste à augmenter les prix de vente dans les magasins. Si ceux-ci augmentent leur prix de vente de telle façon à obtenir chaque année un bénéfice de 10, identique à celui qu’ils obtenaient avant que ne soit créé le magasin à la ferme, nous constatons que dorénavant les consommateurs ne dépensent plus 450 par an (= situation originelle), mais bien 500 par an, comme le montre le tableau B2 !!! Dans cet exemple, pour s’en sortir, les magasins ont du augmenter leur marge sur prix d’achat anciennement égale à 50%, à 75%.

Situation B2

  Product. 1 Product. 2 Product. 3 Détaillant 1 Détaillant 2 Consolidé  
BILAN Product. 1 Product. 2 Product. 3 Détaillant 1 Détaillant 2 Consolidé  
Actif 775 810 615 725 725 3650  
Immeubles 550 600 400 500 500 2550  
Machines 200 180 200 200 200 980  
Caisse 25 30 15 25 25 120  
               
Passif 775 810 615 725 725 3650  
Fonds propres 250 300 215 250 250 1265  
Dettes 525 510 400 475 475 2385  
               
Cpt RÉSULTAT              
Ventes (chif. aff.) 150 100 100 175 175 700 500
Achats marchandises       -100 -100 -200  
Autres charges -80 -80 -80 -65 -65 -370  
Résultat 70 20 20 10 10 130  

 

Exemple chiffré à l’appui, nous constatons dans le tableau B2 qu’un supprimant tout intermédiaire entre le producteur 1 et les consommateurs, nous avons provoqué une augmentation globale des prix… au désavantage des consommateurs. La situation B est moins économique que la situation A pour les consommateurs pris dans leur ensemble. À tout ceci il faut encore ajouter les coûts économiques liés au fait que le circuit est devenu globalement plus long.

Nous pourrions certes modifier nos paramètres. Toutefois, même en diminuant le prix en vente directe du producteur 1 aux consommateurs… (par exemple) nous obtenons toujours une augmentation globale des prix pour les consommateurs, certes moindre, mais une augmentation tout de même. En téléchargeant le fichier Excel ci-joint, le lecteur pourra s’essayer à diverses combinaisons et paramétrage. Il en arrivera toujours aux mêmes constats.

Certes, certains acteurs tireront peut-être des avantages supérieurs dans la situation B plutôt qu’en A (par exemple le producteur 1 dont le bénéficie a augmenté, ou encore certains consommateurs qui feront leurs achats essentiellement qu’à la ferme), mais globalement la situation B est plus défavorable pour les consommateurs, moins économique. Et si de plus en plus de producteurs se mettent à jouer le même jeu, elle ne fera que se détériorer considérablement.

Il faut encore ajouter ceci : dans notre exemple, les bénéfices du producteurs 1, grimpent de 20 dans la situation A, à 70 dans la situation B. Si la globalité des acteurs économique se trouve dans une situation plus désavantageuse, lui au moins, fait de bonnes affaires. Du moins est-ce ce qu’on croit.

Or, il n’est pas ainsi. Peut-être son bénéfice sera-t-il même inférieur dans la situation B à ce qu’il était dans la situation A !

Nous avons en effet outrageusement simplifié le calcul du producteur 1 : dans la réalité, le bénéfice du producteur 1 sera certainement plus faible que dans les tableaux B1 ou B2, car :

  • ses charges seront augmentées (cellule en couleur mauve). Le producteur 1 devra payer un peu d’intérêt sur les emprunts pour aménager son magasin, et surtout il devra rémunérer le personnel qui réalise les ventes à la ferme
  • et/ou s’il réalise lui-même ces ventes, il sera contraint de diminuer plus ou moins fortement sa production ce qui fait diminuer son chiffre d’affaire (ainsi que la quantité globale de la production agricole disponible pour les consommateurs).

Et en outre, il sera contraint en tant que consommateur, d’acheter ses produits au magasin (ceux qu’il ne produit pas lui-même), avec un prix augmenté.

En résumé, si certes le producteur vendant à la ferme peut augmenter sa marge sur les produits vendus à la ferme, il augmente aussi ses charges, ou diminue sa production, ou les deux à la fois. Ceci diminue son bénéfice et pourrait très bien l’amener à un bénéfice inférieur à la situation primitive. Et de toutes façons il achètera ses biens de consommation plus chers au magasin du coin.

Pour faire face à l’impuissance de la pensée économique ordinaire : former des « associations » entre les acteurs économiques

Ces exemples (qui concernent les circuits « courts » - nous aurions pu en choisir relatifs à d’autres concepts économiques ; les circuits courts sont cependant très à la mode actuellement), montrent à quel point nous sommes face à une totale insuffisance et impuissance de la pensée économique ordinaire ; une « pensée » incapable de piloter l’économie selon la réalité, pour qu’elle soit réellement avantageuse pour tous, tant économiquement qu’écologiquement. Une pensée irréaliste doit nécessairement conduire à des catastrophes, bien réelles, elles.

« (…) dans le processus économique tout est continuellement en mouvement. Il est relativement simple de former des concepts pour des phénomènes naturels, même des plus compliqués, alors qu’il est difficile de rechercher des notions dont on a besoin pour former un enseignement de l’économie. Les phénomènes économiques sont bien plus compliqués, plus instables et plus variables que ceux de la nature ; ils sont beaucoup plus fluctuants, beaucoup moins faciles à saisir au moyen de quelconques concepts déterminés. »[i]

« Il est inévitable, lorsque je néglige d’agir à travers le processus économique en ordonnant une simple mesure ponctuelle, que je provoque par contrecoup une calamité économique dans un autre secteur. (…) Si bien qu’il faut se garder, dans le domaine économique, des raisonnements à courte vue et, au contraire, tout replacer dans le contexte. Oui, il faut le dire : il importe avant tout de penser chaque chose en fonction de l’ensemble.

Il n’est absolument pas facile, de penser le processus économique dans ses relations réciproques, parce qu’un processus économique n’est pas un système scientifique. Un système scientifique peut être envisagé dans sa totalité par un seul individu – peut-être seulement en esquisse – alors que le processus économique ne pourra jamais se refléter dans sa totalité en un seul individu, mais il ne peut se refléter que là où se conjuguent les jugements d’hommes aux activités les plus diverses. Pour ce que je viens de vous expliquer, il n’existe pas d’autre possibilité de parvenir à un jugement réel – non pas à un jugement théorique – que la forme associative[ii]

Dans ces paroles de Rudolf Steiner, extraites de son cours d’économie, se trouve exprimé une méthode qui permet de triompher des impasses de la pensée économique habituelle :

« Le jugement dont on a besoin dans la vie économique doit être élaboré au plus près du concret. La seule manière qui permette cela est de constituer des associations sur des territoires déterminés dont l’étendue, comme nous l’avons vu, est définie par le processus économique lui-même, et dans lesquelles siègent les représentants des trois branches d’activités : la production, la consommation et la distribution, à l’image de la vie économique elle-même »[iii].

Comment peuvent fonctionner les associations économiques ? Comment les mettre en œuvre ? L’article « Les associations économiques – Un aperçu », en donne précisément un premier aperçu !

Nous avons montré ci-dessus que l’outil constitué par le bilan et le compte de résultat consolidé, peut s’avérer très puissant, pour se représenter certains phénomènes économiques complexes qui se produisent dans la réalité et dès lors pour prendre de meilleures décisions dans l’intérêt de l’économie globale : par exemple décider d’ouvrir ou non un nouveau point de vente ; ajouter ou supprimer des intermédiaires ; organiser la distribution, etc..

Pour mettre en œuvre un tel outil dans la pratique, il s’agit toutefois tout d’abord que les acteurs économiques concernés s’associent ; qu’ils partagent ce qu’ils connaissent de leur situation concrète, ce qui permet ensuite de former une image d’ensemble et s’approcher ainsi du processus économique réel, par exemple au moyen d’un bilan et d’un compte de résultat consolidé. À ce moment seulement, il deviendra possible d’identifier dans chaque cas concret, comment transformer petit à petit l’éco-système local, pour qu'il deviennent réellement plus court (plus écologique) et plus économique dans l’intérêt de tous, notamment par le moyen d’accords et de contrats pratiques.

 


[i] Steiner Rudolf (2004) – Cours d’économie et séminaire – Conférence du 24 juillet 1922 - Éditions anthroposophiques romandes, pg 40.

[ii] Steiner Rudolf (2004) – Cours d’économie et séminaire – Conférence du 31 juillet 1922 - Éditions anthroposophiques romandes, pg 157 et 158. C’est nous qui soulignons.

[iii] Ibd. Pg 159.

 

 

 
Liste d'articles et vidéos liés au thème des associations économiques :

> Les associations économiques, un aperçu (2012) - Stéphane Lejoly
> Les circuits courts, avantages et aspects mythiques (2013) - Stéphane Lejoly
> Pratiquer l'économie associative (2019) - Pierre Dagalier
> Paysans des Baronnies - Présentation et vidéos d'une association économique (2012-2013) - Bernard Prieur et les membres de l'association
> Pourquoi les circuits « courts » sont-ils si souvent les plus longs ? (et les plus chers ?) Comment les raccourcir réellement ? (2016) - Anonymous Triarticulous
> Les associations de la vie économique face à l'organisation mondiale du commerce («La Voie Lactée») (1995) - Stéphane Lejoly


Au sujet des relations entre l'économie et les autres composantes de la vie sociale (l'État notamment) :

> 01 Les forces animant la vie sociale... (2012) - Mouvement pour la triarticulation sociale
> 05 La vie économique (2012) - Mouvement pour la triarticulation sociale
> 06 La vie juridique-politique (2012) - Mouvement pour la triarticulation sociale



  




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AVERTISSEMENT : la question sociale est en soit très complexe.  Les concepts de la triarticulation sociale (encore appelée tripartition sociale ou trimembrement* social) constituent un outil pour en saisir l'essentiel, et sur cette base, pour en comprendre les détails et agir localement.  Les divers auteurs des articles publiés sur ce site tentent de les expliciter et d'en proposer des applications pratiques.  Leur compréhension du trimembrement de l'organisme social est susceptible d'évoluer avec le temps.  Les auteurs peuvent évidemment aussi se tromper dans leurs interprétations.  Le risque d'erreur fait partie de toute démarche de recherche! Nous ne pouvons dès lors qu'inviter les lecteurs à prendre connaissance des concepts à leur source, c'est-à-dire dans les ouvrages de base (voir la bibliographie sommaire).
* Trimembrement, tripartition ou triarticulation sociale, sont des synonymes. L'expression "trimembrement de l'organisme social" est celle qui traduit le plus fidèlement l'expression allemande "Dreigliederung des sozialen Organismus"

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