Ivan Aivasovsky, Le Caucase, 1863
D’après une approche d’Herbert Hahn
Après avoir publié une série d’approches critiques du pouvoir russe, nous allons à présent proposer plusieurs textes centrés sur tout ce qu’on peut trouver de positif et d’élevé chez le peuple et dans la culture russes. L’article qui suit esquisse quelques éléments de la très riche approche qu’Herbert Hahn a faite de la Russie.
Comme ses autres considérations sur les peuples, cette approche se trouve dans son remarquable ouvrage en trois volumes, Vom Genius Europas (Freies Geistesleben, 1981, 3e vol.) ; œuvre aussi érudite que poétique, et fondée sur une connaissance et une expérience intimes des pays, des peuples et de leurs langues. Cet article se trouve sous forme papier dans le numéro 4 de la revue Esprit et Nature.
Une esquisse seulement
Au début de son approche, Hahn donne cette précision importante : beaucoup de ce qu’il explique au sujet du peuple russe est aussi vrai des autres peuples slaves, même si avec diverses variantes. Dans ce sens, il souhaite que la conscience de cette variété puisse inciter, « d’un côté, à mettre en relief les liens existant au sein de cet ensemble de peuples si vaste et aux dons si diversifiés, et, d’un autre côté, donner l’occasion de développer des considérations plus fines et plus différenciées, qui devraient se déployer dans une large mesure. » (p. 7).
Trésors foisonnants, entraves considérables
Une des observations les plus importantes d’Herbert Hahn au sujet des Russes : d’une part, leur gigantesque pays est extrêmement riche en ressources de toute sorte ; mais d’autre part, il manque globalement d’accès aux mers et océans, condition d’un développement sans entraves à partir de ces ressources. En effet, la mer Blanche est essentiellement soumise aux froids polaires, la mer Caspienne est une mer intérieure, les grands fleuves russes ne mènent pas aux principales routes du commerce mondial ou leurs embouchures en sont trop éloignées, etc. Autre source de difficultés : la Russie est avant tout une immense plaine ; ses seules hauteurs importantes, le Caucase et l’Oural, se trouvent dans sa périphérie ; ainsi, le pays possède moins de défenses naturelles que bien d’autres. Dans ce sens, Hahn écrit que « en gros, on peut dire que le pays aspire aux hauteurs et a soif de flots. » (p. 9). Autres sources de difficultés encore, concernant entre autres l’agriculture : la très grande diversité des conditions climatiques auxquelles la Russie est soumise, puisqu’elle s’étend des régions arctiques aux zones subtropicales ; mais bien sûr, l’hiver si long et si rude dans la majeure partie de ce pays est, sans doute, la plus grande source d’adversité pour son peuple.
Dans ce sens, l’auteur considère que les Russes se trouvent face à cette situation : « Si les Pays-Bas se virent devant la tâche historique et culturelle de maîtriser la nature en haussant et creusant le pays pour le conquérir sur la mer et l’en protéger, le peuple russe s’est retrouvé face au problème opposé. Il s’agissait de corriger la situation naturelle en allant chercher et en rapportant l’élément aqueux. Dans l’effort tourné vers l’extérieur, cela a mené aux percées vers les grandes voies navigables. Dans le domaine intérieur, cela a conduit à établir des connexions entre les eaux là où la nature n’en avait pas fourni. » (p. 9 sq.) Hahn résume ainsi cette destinée du peuple russe : « riches potentiels, lourdes tâches, grands obstacles. » Et pour cet auteur, cette trame ne concerne pas que la géographie, mais traverse d’autres domaines encore de ce peuple et de son âme.
Nitschewo, entre fatalisme et héroïsme
L’un des effets de cette situation et de ce qu’elle a mené à développer se retrouve dans une attitude particulière, souvent interprétée comme du fatalisme ; elle peut être cela, mais présente en fait de multiples nuances et qualités. Cette attitude s’exprime notamment dans l’expression nitschewo. Pour l’expliquer, Hahn raconte un petit événement vécu avec un contrôleur de train sympathique et doué d’humour, lors d’un voyage en Russie. Au cours d’une discussion avec celui-ci près d’une fenêtre, dans le train en mouvement, la casquette de l’employé s’est envolée, tombant dans le fossé longeant la voie. L’homme a hésité un instant à déclencher le frein d’urgence (il ne s’agissait manifestement pas d’un train rapide), avant de se dire que ce serait exagéré. Regardant la casquette dans le fossé s’éloigner puis disparaître, il a alors prononcé le mot, en mettant en relief ses éléments : ni-tsche-wo ; et « chaque syllabe a pris soudain une valeur rehaussée ; le triple accent a sonné comme les trois coups de marteau d’un commissaire-priseur, déclarant l’objet de la vente comme inéluctablement adjugé. » (p. 29). L’auteur note que dans ce mot vibre alors « tant de ce qui rend la vie russe d’un côté si aimable et d’un autre si problématique » ; car ce mot exprime « une largeur d’esprit, un détachement à l’égard des bagatelles », l’idée qu’on pourra bien faire sans la casquette « cet après-midi, demain, peut-être même après-demain. (…) Oui, peut-être même après-demain : c’est de ça qu’il s’agit. Il n’y a pas que de la largeur d’esprit, dans ce nitschewo », mais aussi de la « passivité, si pas du fatalisme. À travers de longues périodes, on a vécu dans un état d’âme qu’on peut exprimer ainsi : "ça ne sert pas à grand-chose, pauvre diable, que tu te donnes de la peine pour les détails, tout finira de toute façon par te tomber dessus". » (p. 30).
Cette attitude est aussi liée à un certain rapport à l’ordre, ou à une certaine antipathie pour l’excès d’ordre ; attitude qui, là aussi, est liée à du négatif comme à quelque chose d’élevé. Hahn rapporte à cet égard l’anecdote suivante : une dame russe visitait des parents éloignés dans une grande ville occidentale. Quand ses hôtes lui demandèrent ce qu’elle pensait de cette ville, elle leur répondit qu’elle la trouvait « Belle… mais effroyable ! » Très étonnés, les parents s’exclamèrent : « effroyable ? Comment ça, effroyable ? » La réponse fut : « effroyable ; il y règne tant d’ordre… C’est inhumain... » (Ibid.) Pour Hahn, cette réaction exprime beaucoup : « L’ordre qui apparaît d’une façon pédante, qu’on jette sur les choses ou qu’on leur impose, cet ordre ne fait pas partie de la nature russe. Celle-ci a l’impression qu’elle ne peut pas y respirer. Dans les profondeurs, elle cherche bien les liaisons, l’organique, une forme d’ordre ; mais celui-ci devrait être, d’une façon ou d’une autre, "différent". Et là où l’on ne parvient pas à ce "différent", cette nature préfère tenir le coup grâce à son habituel nitschewo. (…) Mais nous ne devrions pas (…) considérer cela d’une manière trop petit-bourgeoise. » Car cette attitude est aussi, « d’une certaine façon, l’ombre du grand espace (...) et de l’âme grande ouverte » évoqués plus haut. (p. 31).
Nitschewo peut aussi exprimer qu’on pense pouvoir finalement surmonter les difficultés concernées. Et là, il faut évoquer ce que des médecins expérimentés ou travaillant pour l’armée ont souvent raconté : un blessé grave est apporté ; tandis qu’il est examiné, il reprend conscience ; le médecin s’en aperçoit et dit alors au malheureux qu’il va falloir être courageux, car il ne pourra pas garder l’un de ses bras, qu’il n’y a pas le choix. « Dans les yeux du patient passe un éclair : Nitschewo, docteur, dit-il, bref et résolu, et comme jetant son gant au destin », pour le défier. (Ibid.) « C’est là le nitschewo actif, courageux, même héroïque, qui est au moins tout aussi russe que le nitschewo de la casquette perdue. Il dépasse toutes les autres variantes de ce mot, prend ce que chacune d’elles a de bon et les épure de ce qu’elles peuvent contenir d’indifférence ou de faiblesse. »
Terre et lumière
Suivant les observations de Hahn notamment, il semble que les peuples russe et slaves aient un lien particulier avec l’élément terrestre. Ce lien s’exprime à différents niveaux, mais avant tout au sortir de l’hiver ; le froid de ce dernier pénètre si profondément la terre que les manifestations du printemps tardent très longtemps à apparaître sur celle-ci, même longtemps après que la neige ait fondu et que les jours aient commencé à s’allonger ; la terre semble rester muette, ne pas répondre à ces changements. « Mais ce sommeil n’est qu’une apparence. Sous la couverture restée durcie, des forces monumentales sont à l’œuvre. Et soudain, le printemps survient, avec la puissance d’une résurrection. (…) En l’espace d’une nuit, l’herbe a commencé à sortir de terre et, d’un vert indicible, elle couvre les prés, les pentes, les rives des ruisseaux et canaux. Ce n’est pas un vert d’apothicaire, un vert qu’on peut mettre en magasin, un vert bourgeois comme on en voit partout. C’est un vert qui exulte, un vert d’une force juvénile et presque rebelle. Cette couleur rend d’abord les fleurs insignifiantes, fait de ce que nous nommons si prosaïquement "herbe" un phénomène inouï. » (p. 20.) Alors, d’innombrables gorges russes sortent ces mots : « Là-bas, le long du petit ruisseau, près du pont, pousse la belle herbe verte. (…) Quand le chœur reprend ce thème, alors, le vrai miracle du printemps est vraiment là. Alors, l’âme du peuple se souvient (…) des jours d’hiver infiniment longs et froids, sans verdure, sans herbe ; alors, dans une jubilation, les chants montent en puissance, dans une joie littéralement frénétique, toujours plus rapides, (…) répétant les mots : "pousse la belle, pousse la verte, pousse la verte, pousse la belle, pousse la belle herbe verte." (…) Ce chant déclenche quelque chose d’envoûtant et de dionysiaque. Et nous touchons la lisière de l’irrationnel de ce monde russe, à bien des égards si mystérieux. Car bien des observateurs sobres pourraient dire : « qu’a-t-elle donc, cette herbe verte, qui puisse rendre les gens si enthousiastes, si fous ?! Mais l’âme russe sait ce qu’elle dit. Elle pressent que la verdure de l’herbe est en fait l’écho que la terre renvoie des forces de lumière du ciel. »
Daniel Zink