« Avec quelle indifférence (…) ne traitons-nous pas souvent la connaissance ; comme si quelque concept que ce soit pouvait être en nous sans agir sur nous, sans avoir de conséquences sur notre vie.[1] »
Friedrich W. J. von Schelling
[Cet article existe aussi dans une version plus développée, accessible en cliquant ici].
La première partie de l’article rappelle que la pensée d’Emmanuel Kant et de ses héritiers mène, tout en prétendant le contraire, à l’idée que la connaissance est impossible ; nous avons défendu l’idée que cette façon de voir conduit à la perte de l’espoir de pouvoir satisfaire les besoins de l’âme ; en particulier, ses besoins vis-à-vis des questions de la liberté, de l’immortalité, du sens de la vie, ou encore de l’action morale (questions intimement liées entre elles). Cette conviction est renforcée par un passage capital d’un écrit de Nietzsche, dont la découverte a fourni l’une des incitations à la rédaction de ce double article, et dont le cœur consiste en les lignes suivantes, qui jettent sur le kantisme une lumière solaire : « dès que nous apercevrons l’influence populaire de Kant, celle-ci apparaîtra devant nos yeux sous la forme d’un scepticisme et d’un relativisme qui rongent et qui émiettent; et c’est seulement chez les esprits les plus actifs et les plus nobles (...) que se présentera (...) le sentiment de douter et de désespérer de toute vérité, tel que nous le retrouvons par exemple chez Heinrich von Kleist, comme un effet de la philosophie kantienne. »
Venons-en (ce qui nous ramènera à Kant) à la seconde incitation à l’écriture de ce texte, donc à l’interview évoquée au début de la première partie, et publiée sur le site aether.news[2]. Une grande part de cette interview met notamment en valeur des liens intimes entre l’œuvre de Rudolf Steiner et des courants et auteurs qui l’ont précédée. Ces observations sont manifestement très justes, et il est souvent important de souligner ce genre de liaisons. Notamment car cela rappelle que, tout en reposant sur l’expérience individuelle et la pensée libre, cette œuvre s’inscrit en même temps dans le prolongement de nombreux développements spirituels antérieurs. Développements qui émanent de maintes personnalités, de divers peuples et cultures, et qui, en définitive, remontent à l’évolution culturelle de l’humanité dans son ensemble. Mettre cela en avant contribue à montrer que l’anthroposophie n’est pas une chose étrange sortie d’on ne sait où, et cela peut aussi aider à prévenir les tendances germanocentristes ou eurocentristes ; ainsi que la tendance à accorder à certaines personnalités une importance telle qu’on oublie que leurs apports sont des pierres ajoutées à un vaste édifice, bâti au long des époques et civilisations.
Rappelons néanmoins au passage que les meilleurs chercheurs sont certainement ceux qui, tout en poursuivant les œuvres de leurs prédécesseurs, n’ont cependant jamais tenu quelque chose pour vrai car cela provenait de telle tradition ou autorité, mais seulement après avoir pu le vérifier par l’expérience individuelle et la pensée libre. Et précisons que chez Steiner (ce dont l’interviewé tient compte[3]), cet effort était présent d’une manière particulièrement radicale[4].
Saisir les vraies filiations, reconnaître les apports de chacun
Autant il importe de ne pas oublier les édifices culturels ou spirituels déjà présents, autant il importe, également, de discerner quelles sont les filiations réelles, dans quels courants tel ou tel chercheur s’inscrit vraiment, et vis-à-vis de quels courants il diverge. C’est d’autant plus important à une époque de confusions, comme la nôtre ; confusions présentes notamment dans le domaine spirituel au sens large, y compris la philosophie.
Il importe également de reconnaître à chaque bâtisseur les contributions qui ont été les siennes, dans leur globalité. Ce qui est particulièrement vrai quand ces contributions sont mises en cause par beaucoup, et plus encore quand l’humanité est encore très loin d’avoir tiré tous les potentiels qu’elles contiennent ; ce qui, dans les deux cas, s’applique pleinement à l’œuvre de Rudolf Steiner.
L’interview aborde précisément la question des filiations où s’inscrit cette œuvre. Question qui se relie notamment à celle de savoir quels ont été les apports propres de son auteur – donc Steiner. La manière dont l’interviewé répond à ces questions exige plusieurs critiques. Avant d’en venir à celles-ci, précisons que l’interviewé en question (Louis Defèche, directeur de l'hebdomadaire Das Goetheanum), précisons que l’interviewé a écrit des articles de qualité[5], et qu’aether.news est un média proposant divers contenus de valeur. Mais, comme nous allons le voir, il se manifeste aussi, dans certains contenus de ce média, des tendances très problématiques d’une partie des mouvements se réclamant de l’anthroposophie.
Précisons aussi que le but n’est pas ici de dénoncer ou de condamner, mais d’essayer de contribuer à des remises en question salutaires. Dans le même sens, je suis bien conscient du fait que nous sommes tous sujets à l’erreur, et même aux erreurs à répétitions, notamment dans un domaine aussi riche et complexe que l’anthroposophie. Mais quand les signaux d’alarme se multiplient depuis longtemps, et émanent des personnes les plus averties[6], il serait plus que temps de leur prêter vraiment attention. (Nous viendrons plus loin à ce dont il s’agit là.)
Kant, philosophe de la liberté ??
Venons-en à la première critique. Elle concerne précisément la pensée de Kant et son appréciation : reprenant l’idée d’un livre sans doute en partie intéressant, qu’il commente, l’interviewé qualifie la pensée kantienne de « philosophie de la liberté ». Et certes, Kant avait manifestement, à la base, une réelle volonté de promouvoir la liberté. (En témoigne notamment son grand intérêt pour Rousseau, évoqué dans l’interview). Après avoir qualifié ainsi la pensée kantienne, l’interviewé avance que cette pensée est ensuite reprise et menée à son apogée par Hegel. Souligner le rôle très important de Hegel et des autres idéalistes allemands dans le développement de la pensée de la liberté est tout à fait sensé ; et Kant a en effet joué un rôle important, par rapport à cet idéalisme ; mais il s’agissait avant tout d’un rôle de stimulation, par une incitation involontaire à dépasser les limites qu’il avait affirmées insurmontables, par rapport à la connaissance ; limites que Hegel, Schelling et les autres grands idéalistes de cette époque n’ont justement pas acceptées.
Certes, ces faits n’apparaissent pas toujours clairement, au premier abord. En effet, ces grands philosophes parlent souvent positivement de Kant (surtout Fichte, qui chante même ses louanges). Cela, du fait de sa volonté initiale de dépasser le dogmatisme, ainsi sans doute que du fait de sa réputation. Mais si l’on considère les choses de plus près, on voit clairement qu’on ne peut donc en aucun cas placer Kant dans l’idéalisme de ces auteurs. Son courant est certes qualifié d’idéalisme critique ; mais, au niveau de son essence (et non de tel ou tel composant sorti du contexte), sa pensée va dans une direction tout à fait opposée à celle suivie par ces philosophes[7]. Car s’il est effectivement parti d’une volonté de fonder philosophiquement la liberté notamment, Kant en est venu à penser que cette entreprise est impossible – du moins dans le domaine de la connaissance, c’est-à-dire le seul domaine offrant des possibilités de vrais fondements, et pas seulement de croyances. (Et il en est venu à penser de même au sujet de la sphère de l’âme, du suprasensible en général, comme expliqué dans la première partie de ce double article.)
Ainsi, ce penseur a opéré un retour en arrière, aux visions religieuses traditionnelles, qui présentent la foi comme indépassable et jugent inepte la recherche d’une vraie connaissance. Cela ressort notamment de sa fameuse phrase : « J’ai dû mettre de côté [ou abolir] le savoir pour faire place à la foi[8] ». Cela ne doit pas empêcher de reconnaitre à Kant le mérite d’avoir attiré l’attention sur l’importance de la tentative de fonder la connaissance, et d’avoir, avec ses héritiers, soulevé de nombreuses questions liées à cette tentative. Mais ces faits et cet échec de sa tentative originelle doivent être regardés avec lucidité.
En effet, le scepticisme radical empêche de fonder l’agir et les rapports humains sur la connaissance et le dialogue. Cela, car ces derniers nécessitent des fondements réels, sur lesquels on puisse s’accorder. Sans de tels fondements, il ne reste que les règles, les devoirs imposés ou qu’on s’impose. (Ou alors la démagogie des sophistes). Ainsi, Kant aboutit à une morale du devoir, le contraire d’une morale de la liberté[9]. Cependant, la relation de ce penseur avec les Lumières et son insistance, au départ, sur la liberté, ces deux choses font que ce retour en arrière passe bien souvent inaperçu ; et cela, même si les choses se révèlent particulièrement clairement, dans certains passages, comme celui-ci : « Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable, (…) mais qui réclames la soumission, qui (...) poses (...) une loi (...) devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils agissent contre elle en secret[10] ».
Cette domination de la morale du devoir, chez Kant, est très certainement une raison importante de son succès dans les courants dominants. En effet, les morales du devoir et de l’obéissance sont évidemment utiles au pouvoir, contrairement à celles de la liberté. Surtout quand elles se présentent comme autre chose que ce qu’elles sont, et affichent souvent le mot de liberté. Dans le même sens, Kant est très utile par le fait que, selon lui, la paix entre les nations n’est pas à viser par un dialogue des peuples et sociétés civiles elles-mêmes, mais par le « haut », par une puissante institution ou une puissance internationale[11].
Comme expliqué dans la première partie de l’article, en isolant certains éléments des écrits de Kant, on peut défendre l’idée que, chez lui, des voies s’ouvrent vers d’autres approches également. Mais si l’on tient compte de ses idées dans leur ensemble – et en particulier de sa conception de la connaissance –, on ne peut que constater qu’elles mènent à ce qui vient d’être esquissé. C’est-à-dire à un scepticisme radical et figé – mais en même temps dissimulé –, au retour à la croyance vue comme indépassable, ainsi qu’à la morale du devoir, tombeau de la liberté.
Certes, venant de quelqu’un qui vit dans les visions qui dominent, qualifier la pensée de Kant de « philosophie de la liberté » n’est pas étonnant. Mais venant de quelqu’un qui, du fait de sa fonction, est supposé avoir une connaissance des aspects centraux, au moins, de l’œuvre la plus fondamentale de Steiner (La Philosophie de la liberté justement), les choses sont toutes différentes ; à une telle personne, qualifier la pensée de Kant de philosophie de la liberté devrait paraître aussi sensé que de dire, p. ex., que la pensée de Schopenhauer (pessimiste radical) est une philosophie de la joie de vivre ; ou encore que l’œuvre de Marx est une mystique profonde.
Un autre auteur ayant qualifié la pensée kantienne de philosophie de la liberté est Karl Popper[12], l’un des ennemis les plus acharnés des grands courants de pensée de l’Europe centrale des 18 et 19e siècles ; donc du véritable idéalisme, du romantisme et la philosophie de la Nature[13] – ces courants dont l’anthroposophie est, par excellence, une héritière essentielle.
Dans ce sens, il est déjà positif que, quant à elle, l’interview en question présente ces courants sous un jour très favorable. (Heureusement qu’elle le fait, pourrait-on dire). Malheureusement, il ne faut certainement pas en tirer trop de déductions positives, comme cela va ressortir de la suite de cet article.
Des apports fondamentaux et ignorés
Nous arrivons ainsi à la deuxième critique. Celle-ci concerne une approche réductrice des apports de Rudolf Steiner, en particulier dans le domaine philosophique. Pour pouvoir aborder ce point, il faut donc commencer par se pencher sur une part au moins de ces apports. Comme évoqué plus haut, un des grands mérites de Steiner est d’avoir contribué à réfuter la théorie de la connaissance kantienne, et, surtout, d’avoir développé une conception de la connaissance mettant en valeur la possibilité d’un vrai fondement de celle-ci, ainsi que la possibilité de développer toujours plus la liberté[14]. Bien sûr, dans le sens des réflexions esquissées plus haut – au sujet de la construction collective de la culture –, ces apports font suite à une série de développements qui les ont précédés ; et plusieurs éléments des conceptions de Steiner se retrouvent chez d’autres auteurs. (P. ex., la possibilité pour les êtres humains de se rejoindre au niveau des concepts, possibilité déjà mise en valeur par Socrate et Platon notamment.) D’autres éléments encore étaient, quant à eux, en cours d’élaboration, de clarification, et Steiner a mené ce processus à son terme. Son travail relève donc à la fois de la synthèse et de l’achèvement, mais aussi – et en partie par là même – de l’apport de plusieurs éléments essentiels. Comme rappelé dans la première partie de ce double article, il s’agit en particulier de l’apport suivant : le fondement, la conceptualisation réelle de l’observation d’abord imprécise – présente confusément au long de l’histoire de la philosophie – selon laquelle le penser est une activité reposant sur elle-même. Fondement et conceptualisation qui constituent le couronnement d’une quête essentielle, traversant toute l’histoire de la pensée (et qui constitue sans doute même la quête la plus importante de cette histoire).
On peut aussi mentionner la réfutation par Steiner de la théorie kantienne de la perception[15], son observation du fait que le penser n’est ni subjectif, ni objectif, mais au-delà de ces deux catégories[16], sa mise en valeur de la possibilité de remonter à un avant de la connaissance [17], son idée d’imagination morale, etc.
Ces diverses observations et pensées, et d’autres encore, Steiner les développe et les relie de sorte qu’elles constituent un tout cohérent et reposant sur lui-même, qu’on ne trouve chez aucun des autres grands philosophes. Ni chez Hegel, qui pensait qu’il est impossible de développer une théorie de la connaissance[18], ni chez Goethe, qui ne souhaitait pas aborder le domaine de la pensée pure[19] – démarche pourtant nécessaire, dans l’épistémologie. Et le fait que leurs grands contemporains et héritiers directs ne sont pas arrivés beaucoup plus loin, ce fait ressort du grand manque de prise en compte sérieuse de leurs œuvres, dans les temps ultérieurs et jusqu’à aujourd’hui. Concernant Steiner, le manque de prise en compte de son œuvre s’explique par ses communications sur les domaines jusqu’alors ésotériques, communications heurtant trop les préjugés de l’époque ; mais cette explication ne vaut pas pour les chercheurs mentionnés.
Concernant la question de la liberté également, il est manifeste que, là aussi, aucun des auteurs connus n’est arrivé à une clarification comparable à celle atteinte par Steiner. Dans son tout récent ouvrage dédié à cette question, Michel Weber, philosophe à la culture très vaste (mais n’incluant manifestement pas une connaissance approfondie des conceptions de Steiner), Michel Weber fait cette observation : « Les philosophes sérieux procèdent parfois en trois étapes : d’abord, ils font remarquer leur embarras, car la liberté serait indéfinissable ; ensuite, ils se réfèrent aux contingences de l’agir tel que le sens commun en rend compte ; enfin, ils proposent un concept qui cherche à faire vivre cette expérience ineffable.[20] » Mais aucun des philosophes abordés ensuite ne parvient à un véritable concept. Le livre cite notamment Bergson, un des penseurs de notre époque s’étant le plus intéressé à l’esprit : « On appelle liberté le rapport du moi concret à l'acte qu'il accomplit. Ce rapport est indéfinissable[21] ». Quant à Michel Weber lui-même, il considère que même a posteriori, l’acte libre n’est que partiellement saisissable par la pensée[22].[23]
On peut être émerveillé par les œuvres d’une série de grands esprits, dont on pressent la génialité – que ce soit Hegel, Schelling, Spinoza, Goethe, Emerson, Nietzsche et bien d’autres ; mais avec les fondements (ou compléments essentiels aux fondements existants) qu’apporte Steiner, ce qui est pressentiment peut devenir expérience et vérifications ; ou du moins, cela peut le devenir bien davantage, et, ainsi, suffisamment pour qu’on puisse vraiment se tenir sur les fondements concernés. De cette manière, la valeur des œuvres de ces auteurs se voit décuplée.
Revenons à l’interview dont il s’agit. Celle-ci reconnaît-elle les apports dont il vient d’être question ? En regardant les choses de près, on s’aperçoit que ce n’est en fait qu’un seul de ces apports, qui y est reconnu. Celui d’avoir fait de l’anthroposophie un mouvement, d’avoir fait qu’un courant de pensée et de pratiques intérieures devienne un ensemble de pratiques également extérieures, se développant dans la société (dans l’éducation, la médecine, l’art, l’agriculture…). Il s’agit sans aucun doute d’un apport essentiel. Mais réduire les choses à cet apport-là, c’est contribuer à détourner l’attention (voir à nier la réalité) des contributions dont il vient d’être question. Et, très probablement, c’est manifester le fait que, soi-même, on n’a pas ou pas vraiment pris conscience de ces autres contributions ou de leur vraie valeur.
Un travail « colossal »… et destructeur
La conviction qu’il en est ainsi se renforce encore considérablement quand on prend connaissance du fait suivant (qui nous mène à une troisième critique) : l’interviewé compte parmi les nombreux porteurs de la Société anthroposophique universelle qui adhèrent au projet de la Steiner Kritische Ausgabe (SKA)[24] ; c’est-à-dire d’une édition, se voulant critique, d’une part importante des œuvres de Rudolf Steiner. Ce projet est développé principalement par un universitaire, Christian Clement, en coopération avec deux maisons d’édition, dont la Rudolf Steiner Verlag – basée à Dornach[25] –, ainsi qu’avec une équipe de chercheurs. Le passage concerné, dans l’interview, parle du « travail colossal réalisé par Christian Clement », qui, selon l’interviewé, « démontre très bien » [que ce que Steiner a écrit est] « traversé par une philosophie de la liberté radicale et un souci de la pensée philosophique. »
Ce point ne peut être abordé que courtement, dans le cadre de cet article (je souhaite cependant y revenir par la suite), mais il convient tout de même de s’y arrêter un peu. D’abord, je précise que je pense vraiment que, concernant une part des partisans de ce projet (et notamment l’interviewé dont il s’agit), le soutien qu’ils y apportent provient essentiellement d’un manque de discernement, non d’une volonté problématique consciente. (Ce qui, bien sûr, ne change malheureusement rien aux résultats.) Cette initiative aurait pu être tout à fait intéressante, car les travaux de Rudolf Steiner peuvent naturellement être critiqués. (Celui-ci, dans l’esprit qui traverse toute son œuvre, a d’ailleurs écrit lui-même qu’il « souhaite avant tout des lecteurs qui ne soient pas disposés à accepter sur base d'une foi aveugle ce qui est proposé, mais qui s'efforcent de comprendre ce qu'ils reçoivent, qui l’examinent à la lumière des connaissances de leur propre âme et des expériences de leur propre vie.[26] »). D’ailleurs, diverses erreurs ou changements de points de vue peuvent effectivement être constatés, chez Steiner et dans ses communications ; chose bien normale, concernant une œuvre aussi vaste et développée sur des décennies. (Mentionnons p. ex. un changement complet de jugement sur Guillaume II, considéré positivement par Steiner dans sa jeunesse, puis radicalement critiqué par lui par la suite[27].)
Mais celui qui se penche un peu sérieusement sur les textes déjà publiés, dans le cadre de l’édition de la SKA, celui-là devrait se rendre compte que, sous des dehors de volonté de scientificité, il s’agit d’une initiative développée dans un esprit bien souvent destructeur vis-à-vis de l’anthroposophie et, en particulier, de la personne de Rudolf Steiner. En effet, son honnêteté, sa rigueur, ses capacités, comme son respect de la liberté d’autrui y sont régulièrement et plus ou moins radicalement mis en cause[28] ; cela, sur base de certains graves manques de connaissances factuelles sur son parcours[29], ainsi que d’une mécompréhension de son œuvre[30]. Cet esprit destructeur se manifeste souvent discrètement. Mais une fois qu’on aborde les choses avec attention, elles deviennent bien claires.[31] Pour une analyse critique de qualité, traduite en français, de plusieurs aspects importants de la SKA (la traduction est très moyenne, disons, mais tout de même suffisamment claire pour comprendre) : https://www.soi-esprit.info/articles/492-imagination-et-hallucination
Cette nature destructrice du projet ne surprend pas beaucoup, quand on sait avec quelle organisation Christian Clement a des liens manifestes. D’une part, il a enseigné comme professeur Waldorf, et il a travaillé sur les œuvres scientifiques de Steiner ; mais apparemment, il n’est pas parvenu à ce que ce travail le mène à une vraie expérience, ce qui est la condition pour pouvoir en tirer vraiment quelque chose ; et d’autre part, il a aussi étudié à la Brigham Young University, avant d’y devenir professeur associé (ce qu’il est toujours actuellement)[32]. Or, cette institution est directement et officiellement dirigée par l’église des mormons [33], organisation hiérarchique, autoritaire et en quête de pouvoir[34] – et donc en opposition fondamentale avec la spiritualité de liberté développée par Steiner. Et les liens concernés ne sont manifestement pas qu’extérieurs[35] – ce qui ressort, déjà et surtout, de la série d’exemples donnés dans les notes de bas de page précédentes, et de l’esprit que manifestent ces exemples. En outre, l’université en question soutient visiblement le projet de la SKA, car c’est son site Internet qui a d’abord hébergé le site officiel de ce projet [36], et qu’elle continue à en proposer une présentation en ligne[37].
Tout cela manifeste notamment un consensualisme problématique, et, dans le même sens, une tendance à vouloir rattacher l’anthroposophie à des pensées ou institutions dominantes[38] ; cette tendance existe vis-à-vis du kantisme, mais aussi des institutions de l’UE et de leur idéologie pourtant autoritariste[39], ou encore du catholicisme officiel en général. La cause est visiblement la croyance naïve qu’un tel rattachement profite à l’anthroposophie, alors qu’il ne fait que contribuer à empêcher de percevoir ses divergences fondamentales à l’égard de ces pensées et institutions. Concernant le cas du catholicisme, on mettra alors en avant qu’il a intégré et canonisé (ou récupéré) de grands penseurs comme Thomas d’Aquin, p. ex. Mais le problème est que ce catholicisme a tout autant intégré et canonisé un Ignace de Loyola ou un Josemaría Escrivá, fondateurs respectivement de l’ordre des jésuites et de l’Opus dei, organisations là aussi hiérarchiques et autoritaires (et étant toutes deux très influentes au Vatican[40]). Dans les trois cas (kantisme, UE, catholicisme), on se laisse abuser par des discours, des apparences ou des éléments isolés, en passant à côté de l’essence des courants dont il s’agit.
Faible prise en compte de la vaste œuvre sur le suprasensible
Un autre point peut être critiqué, mais concernant celui-ci, je ne peux faire de reproches ; en effet, j’ai moi-même mis longtemps à pouvoir me situer à son égard. Il s’agit du fait que l’interviewé n’aborde que très indirectement la part dite ésotérique de l’œuvre de Steiner (et qu’il faudrait plutôt qualifier d’« ésotérique désésotérisée »[41], pour reprendre l’expression très pertinente de Christian Lazaridès) ; c’est-à-dire l’immense travail d’investigation que Steiner a manifestement opéré dans le domaine suprasensible. Travail qui, sous bien des points de vue, a permis aux courants évoqués plus haut d’atteindre un de leurs aboutissements essentiels ; c’est-à-dire de devenir une science de l’esprit dans son ensemble, une exploration des mondes suprasensibles, visant à y rechercher les connaissances permettant d’éclairer les différents domaines de la vie[42].
Pour revenir à l’idée que Steiner a permis à l’anthroposophie de devenir mouvement, on peut considérer que cette idée implique une prise en compte indirecte de ce travail. J’en suis cependant (tardivement) venu à penser que, à cet égard aussi, il serait important d’être bien plus explicite. La difficulté de se positionner vis-à-vis de cette part de l’anthroposophie provient bien sûr du fait qu’il est particulièrement difficile de vérifier directement sa validité, à moins d’être soi-même capable d’une clairvoyance élargie (ce qui n’est pas mon cas). Je pense néanmoins à présent que la valeur et l’importance du travail philosophique de Steiner, la force de connaissance, la volonté de vérité qui s’y manifeste, tout comme les résultats des pratiques qu’il a inspirées – résultats examinés et confirmés sous bien des points de vue par la recherche scientifique classique[43] –, je pense que tout cela implique visiblement le fait que cette vaste part de son œuvre est très probablement en grande partie fondée. Bien sûr, cela ne contredit en rien la nécessité d’une grande prudence, tant qu’on n’a pas pu expérimenter soi-même ce dont il s’agit. (Ce point est un peu approfondi dans la version plus développée de cet article.)
La clé de l’énigme, quant à l’action du kantisme ?
En lien, encore, avec cette part de l’anthroposophie qui vient d’être abordée, ainsi que pour revenir à un point central du présent double article : notons qu’on trouve dans l’œuvre « ésotérique » dont il s’agit, justement, un éclairage probable sur la question posée plus haut : c’est-à-dire la question de savoir si l’absence d’action visible du kantisme signifie une absence d’action réelle. Personnellement, il m’a toujours paru énigmatique que des gens puissent vivre dans les pensées matérialistes ou agnostiques radicales et, malgré cela, trouver encore de la motivation pour l’existence. À cet égard, et suivant ses conceptions au sujet de vies humaines successives, Steiner explique justement que, d’après ses recherches, de tels effets existent effectivement, mais au-delà de la vie sur terre où les pensées concernées ont été élaborées ; en effet, selon les recherches en question, ce qui vit d’abord dans la pensée descend ensuite au niveau de la volonté, mais essentiellement lors d’une existence terrestre ultérieure[44]. C’est-à-dire que, lors de cette existence ultérieure, l’être humain concerné perdrait toute vraie motivation pour la vie, sous l’effet des pensées devenues à présent volonté. Prendre au sérieux cette donnée permet de mesurer l’immensité des effets probables d’un courant comme le kantisme.
Remplacer l’acide invisible par des germes de vie et de force
En conclusion, reconnaître vraiment les apports de Rudolf Steiner – si cette reconnaissance se base sur une vraie expérience et une vraie compréhension individuelles –, reconnaître ces apports n’est pas faire preuve de parti-pris ou de naïveté ; mais c’est rendre justice à des faits essentiels. La pensée dominante associe Kant à la liberté, à la modestie, à la morale ou au respect de l’autre, etc. Tandis que les philosophes qui ont vraiment cherché à répondre aux besoins de l’âme en matière de connaissance, ces philosophes se voient associés par cette pensée dominante au dogmatisme, à l’orgueil, à la folie des grandeurs ; critiques qu’on adresse tout particulièrement à Hegel, mais qui, en toute logique, s’appliquent à l’ensemble des penseurs s’inscrivant dans les courants où il a lui-même évolué.
Pourtant, comme l’a très pertinemment observé Pierre Destrée, professeur de philosophie à l’Université de Louvain-la-Neuve[45] : toutes les pensées, toutes les œuvres philosophiques qui l’ont précédé, Kant les considère comme du délire métaphysique. Tandis que Hegel, lui, jette des fleurs à tous ses prédécesseurs, convaincu que la culture et la philosophie se sont construites à travers les recherches et efforts de tous, et n’ont pu naître que suite au développement des civilisations qui ont précédé la sienne.
Outre sa vaste œuvre dite ésotérique, les pierres philosophiques que Steiner a ajoutées au grand édifice de la culture humaine – achevant ainsi des parts essentielles de celui-ci –, ces pierres sont d’une valeur inestimable. Car elles donnent de quoi épurer l’âme humaine des sources de désagrégation dont parlait Nietzsche ; et car, en nous permettant de voir bien plus clairement la valeur des riches apports des autres grands esprits, elles font que ceux-ci peuvent remplacer, dans cette âme humaine, les sources de désagrégation évoquées. Ces dernières peuvent alors faire place à bien des connaissances et lumières. Et surtout à des germes et des forces de vie, de liberté, ainsi que de volonté de connaître.
[1] Schelling, F. W. v., Clara oder Zusammenhang der Natur mit der Geisterwelt [1810 ou 1811], Gottafachen Buchhandlung, 1865, p. 31. Mots mis en exergue par DZ.
[2] https://www.aether.news/l-anthroposophie-ne-commence-pas-avec-rudolf-steiner/
[3] On lit en effet dans l’interview : « Que ce soit pour l’idée des différents constituants de la nature humaine, la conception de la réincarnation, la compréhension du christianisme et des autres spiritualités, ou la cosmologie et la cosmogonie, on retrouve toujours des sources littéraires sur lesquelles Steiner s’appuyait, mais chez lui tout est transformé, traversé par une philosophie de la liberté radicale et un souci de la pensée philosophique et scientifique. »
[4] L’auteur de ces lignes a pu le constater bien clairement au sujet des œuvres philosophiques principales de Steiner. Au sujet des autres œuvres, l’état actuel de mes connaissances et expériences ne me permettent pas de me prononcer globalement ; mais, étant donné que les ouvrages philosophiques en question sont les fondements du reste de l’œuvre concernée, elles ont bien sûr une importance essentielle, par rapport à la question dont il s’agit. Nous reviendrons plus loin sur ces enjeux.
[5] https://www.aether.news/anthroposophie-par-les-faits/
[6] Je pense ici en particulier à des chercheurs et chercheuses comme Christian Lazaridès, Irene Diet ou encore Thomas Meyer.
[7] Chez les trois principaux porteurs de l’idéalisme allemand, on trouve très clairement l’objectif d’atteindre, par la connaissance (et pas seulement la foi), l’essence – ou des essences – du réel, ce que Kant avait décrété impossible. Concernant Hegel, il suffit de penser à sa fameuse sentence (dans la préface des Principes de la philosophie du droit) : « Ce qui est rationnel est réel ; et ce qui est réel est rationnel », idée qui implique la possibilité, selon ce philosophe, que se rejoignent pensées humaines et lois du monde. Au sujet de Fichte, la chose ressort de sa réflexion (développée dans La doctrine de la science) que la capacité à établir des relations entre des idées révèle la permanence et la réalité d’un fondement, à l’origine des pensées concernées. À propos de Schelling, citons ces très belles lignes : « Ce que nous nommons Nature est un poème scellé dans une merveilleuse écriture chiffrée. Pourtant l’énigme pourrait se dévoiler si nous y reconnaissions l’odyssée de l’esprit. » (Système de l’idéalisme transcendantal, Louvain, Peeters, 1978, p. 259).
[8] « Ich musste das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen. », Kant, I., Kritik der reinen Vernunft, préface à la 2e édition, 1787, p. 30.
[9] Pour mieux saisir le lien entre scepticisme et morale du devoir : https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/308-dirigismes-sanitaires-et-autres-quelles-causes-philosophiques
[10] Kant, I., Critique de la raison pratique [1788], Alcan, 1888, p. 155.
[11] Essai philosophique sur la paix perpétuelle [1795], Fischbacher, 1888, p. 21.
[12] Voir son ouvrage La société ouverte et ses ennemis, qui, dans sa dédicace à Kant, qualifie ainsi la philosophie de cet auteur.
[13] Idem.
[14] À ce sujet aussi, voir p. ex. https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/309-connaissance-agir-et-liberte-une-relation-primordiale
[15] Ibid., p. 72 sqq.
[16] Ibid., p. 63 sq.
[17] Steiner, R., Vérité et science [1892], Éditions Anthroposophiques Romandes, 1983, p. 55 sqq.
[18] Voir p. ex. Stanguennec, A., Hegel, critique de Kant, Presses Universitaires de France, 1985, p. 51.
[19] Voir en particulier le fait qu’à son idée de plante, il donne une forme tout à fait sensible (et ce, même si l’on voit bien que, à l’arrière-plan, quand il élabore cette idée, les concepts sont à l’œuvre, dans son esprit, mais à l’arrière-plan seulement) ; ce qui se révèle particulièrement explicitement dans le fait qu’il déclare que cette idée lui apparaît « sous la forme sensible d’une plante primordiale suprasensible. » (La métamorphose des plantes [1790], Triades, 1975, p. 97.) Ainsi, même les concepts et le suprasensible se présentent à lui, en même temps, comme des phénomènes sensibles. Voir aussi p. ex. cet aphorisme, exprimant notamment qu’un vécu dans le penser en lui-même, à distance du reste de l’expérience, ne lui semble pas vraiment envisageable ou souhaitable : « Le temps est gouverné par les battements du pendule, les domaines de la morale et de la science par l’alternance de l'idée et de l'expérience. » (Maximen und Reflexionen [1833], n° 1107), trad. DZ.
[20] Weber, M., La liberté est la première des sécurités, Chromatika, 2021, p. 9.
[21] Ibid., p. 9 sq.
[22] La liberté est la première des nécessités, op. cit., p. 92.
[23] Ces dernières réflexions ne suggèrent pas que la liberté nécessiterait une forme d’omniscience, mais seulement que la question de la liberté ne peut être vraiment résolue que si la nature de ce phénomène ou de cette qualité peut être réellement pensée – ce qui nécessite notamment que les actes libres puissent être réellement compris, après coup, dans leurs grandes lignes au moins.
[24] Édition critique [des écrits] de Steiner.
[25] https://www.steinerkritischeausgabe.com/texte
[26] Steiner, R., Die Geheimwissenschaft im Umriss [1913], Rudolf Steiner-Nachlaßverwaltung, 1989, p. 14 ; en français publié par Novalis, EAR et Triades sous le titre La science de l’occulte – trad. de l’extrait par DZ.
[27] Osterrieder, M., Welt im Umbruch, Freies Geistesleben, p. 76 et 78.
[28] Un des exemples les plus graves concerne les exposés de Steiner au sujet de phénomènes et d'êtres suprasensibles : « Au lecteur hâtif, les textes, même révisés, donnent l'impression qu'il s'agit effectivement de "choses" ou d'"êtres" réels existant dans une transcendance située "au-delà" ou "en dehors" du moi vivant l'expérience. Ce n'est qu'au lecteur très attentif qu'ils révèlent qu'il ne s'agit pas ici de métaphysique au sens précritique, mais d'une présentation philosophique de la conscience, dans l'esprit de Kant et de Fichte ; c'est-à-dire d'une phénoménologie des contenus de la conscience humaine. Selon Steiner, le seul être que l'être humain rencontre dans la méditation est en fin de compte son propre être ; et ce, en tant qu'être à la fois individuel-personnel et universel-absolu. » (SKA, introduction au volume 7, p. XXIX – https://www.steinerkritischeausgabe.com/leseproben-einleitung-band-7). Quiconque lit sérieusement et honnêtement les textes de Steiner traitant de phénomènes suprasensibles voit clairement que leur auteur considère que, parmi ces phénomènes, on trouve notamment de véritables êtres, qui, tout en étant – comme tout être – reliés au reste du monde (et donc au soi qui les perçoit), sont aussi, du moins pour une part d’entre eux, porteurs d’une individualité et d’une intériorité. Si Steiner avait quelque part suggéré que ces phénomènes n'existent que dans le sujet humain, cela aurait signifié qu’il aurait été soit atteint de folie, soit très, très profondément malhonnête ; car une telle suggestion aurait contredit fondamentalement l'ensemble de son œuvre ésotérique ; œuvre qui, de ce point de vue, n'aurait été qu’une immense supercherie. Chr. Clement peut être de cet avis, mais quiconque a une vraie connaissance de l’anthroposophie devrait récuser énergiquement de telles déclarations, et éviter toute collaboration avec une telle personne.
Un exemple concernant le respect de la liberté – en ce qu’il assigne à Steiner une attitude d’autoritarisme notamment : au sujet, là aussi, des œuvres de ce dernier traitant de phénomènes suprasensibles, Clement déclare que leur auteur, « dans l’ensemble, troque le ton abstrait, conceptuel et critique exigé par le discours scientifique contre le ton imagé et illustratif, mais aussi autoritaire et dogmatique de l'enseignant spirituel. » (Ibid.) Ces deux passages font partie de ceux repérés par Frank Linde, dans l’article indiqué dans la suite du texte.
[29] P. ex. au sujet de ses connaissances de langues européennes anciennes (Meyer, Thomas, Doppelte Unwissenschaftlichkeit der SKA, Der Europäer, novembre 2013.
[30] Manque de compréhension qui se manifeste déjà clairement dans une publication datant de quelques années avant le lancement de ce projet éditorial (de sorte que les personnes y collaborant avaient, dès le départ, de quoi saisir la nature de l’approche de Clement) : dans cette publication, l’auteur qualifie l’attitude de Steiner vis-à-vis de Goethe de « vénération acritique » – « unkritische Verehrung » – (Clement, Chr., Die Geburt des modernen Mysteriendramas aus dem Geiste Weimars, Berlin 2007, p. 21, cité par Th. Meyer dans Der Europäer, novembre 2013). Quiconque a vraiment travaillé sur les introductions et commentaires de Steiner aux œuvres scientifiques de Goethe sait à quel point elles manifestent connaissance et compréhension très approfondies, rigueur, tout comme – en même temps que l’admiration plus que justifiée – la reconnaissance des limites de Goethe : notamment le fait que celui-ci n’a pas exploré le domaine du penser pur (Steiner, R., Goethe et sa conception du monde, Éditions Anthroposophiques Romandes, 1985, p. 187), qu’il n’a pas conceptualisé ses propres méthodes et vision du monde – les portant et de manière pour ainsi dire intuitive – (ibid. et Steiner, R., Une théorie de la connaissance chez Goethe, EAR, 2000), ou encore le fait que, ayant cherché dans de nombreuses directions, toutes ses déclarations ne sont pas en accord avec les grandes lignes de sa pensée, de sorte qu’il peut même être contradictoire (Goethe et sa conception du monde, op. cit., p. 13).
Chr. Clement déclare ensuite que Steiner, après être passé par cette prétendue attitude de vénération acritique, en serait venu, lors des années de travail sur La philosophie de la Liberté, à un « individualisme radical où son "je" se serait enflé jusqu’à l’absolutisme ». (Ibid.) Si l’on peut sans doute parler d’un individualisme radical, en lien avec La philosophie de la Liberté, quiconque a une vraie compréhension de ce livre voit à quel point on y trouve, justement, un dépassement de ce qu’on peut appeler la subjectivité restreinte et partiale, une hausse vers l’universel sans perdre le lien avec le particulier (voir notamment les développements sur l’imagination morale et l’évolutionnisme moral – chap. XII –, où est mise en valeur une démarche où le penser s’efforce d’aborder les nouvelles situations sans aucune idée figée et, avec créativité, développe des idées d’action répondant à ces nouvelles situations seulement. Il s’agit donc d’écoute des nouvelles situations en question et de pensée vivante, aucunement d’imposition absolutiste ou de plaquage d’anciennes idées collées à la subjectivité restreinte d’un Je autoritaire). Puis, Clement continue en écrivant que, après cette phase, Steiner devient un « théosophe lié par des dogmes »… (Ibid.) Trad. des passages cités par DZ.
[31] Toute une série d’analyses critiques a été développée, vis-à-vis des résultats de ce projet, entre autres par Irene Diet et Thomas Meyer, ainsi que par divers autres rédacteurs de la revue Der Europäer notamment. (Pour les germanophones : il suffit de rechercher, sur la page qui suit, les occurrences de l’acronyme SKA, pour repérer les articles : https://perseus.ch/archive/category/europaer/europaer-archiv). Ces analyses s’appuient sur de nombreuses citations, et répondent avec précision aux arguments des partisans du projet (s’exprimant entre autres par la voie du courrier des lecteurs.) Certaines des critiques en question peuvent être en partie sujettes à discussion, mais la plupart sont clairement très pertinentes. Il est également possible (ce que je fais petit à petit) de lire en ligne de nombreux textes publiés dans le cadre du projet (https://www.steinerkritischeausgabe.com/texte).
[32] https://byu.academia.edu/ChristianClement
[33] https://www.britannica.com/topic/Brigham-Young-University.
[34] Mitt Romney und die Mormonen, Andreas Bracher, Der Europäer, octobre 2012 ; pour une approche en français, voir p. ex. https://www.cairn.info/gouverner-aujourd-hui--9782100584116-page-252.htm
[35] Au sujet des liens entre Clement et cette organisation, notons aussi ces faits significatifs : sur Facebook avaient été publiées des communications raillant la pratique des mormons de baptiser et intégrer post-mortem, à leur église, des gens ne leur ayant rien demandé ; ces communications imaginaient que cela allait peut-être avoir à présent lieu avec R. Steiner, en lien avec la SKA. Clement a alors répondu, depuis son profil Facebook, que la démarche (donc le baptême post-mortem de Steiner par les mormons) avait déjà eu lieu, en 1992… (site de Der Europäer – file:///C:/Users/daniz/OneDrive/Dokumente/documentation/Meyer/Zur-Kritischen-Ausgabe-von-Rudolf-Steiners-Werk-JG18_2013_01_Europaer.pdf). Ce genre de pratiques plus que douteuses (un signe de plus du fait que les mormons n’hésitent pas à imposer leur volonté aux autres), ce genre de pratiques ne semblent donc pas poser problème à Clement.
[36] http://anthroposophie.byu.edu/edition.html
[37] http://anthroposophie.byu.edu/
[38] Notons que, concernant le kantisme, cette volonté se manifeste dans plusieurs articles publiés sur aether.news : https://www.aether.news/la-philosophie-de-la-liberte-a-lepreuve-de-la-crise-sanitaire/
[39] Voir p. ex. cette analyse critique d’un très grand intérêt : https://lazarides.pagesperso-orange.fr/Quand%20on%20accouple%20ind%C3%BBment%20deux%20symboles.pdf
[40] Au sujet des jésuites, un signe particulièrement important est bien sûr la nomination d’un pape issu de cet ordre. Mais l’influence en question remonte bien sûr à bien plus loin – voir p. ex. https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/03/14/qui-sont-les-jesuites_1847826_3214.html ; au sujet de l’Opus dei, voir notamment https://www.la-croix.com/Religion/Monde/Quest-lOpus-Dei-2017-01-24-1200819646 et https://www.lalibre.be/lifestyle/magazine/2013/03/13/lopus-dei-influence-financement-secrets-et-sacrifices-corporels-22-MTLDRYZ7ONFTHC2CUNCRHGRDWU/
[41] Puisque rendant accessible à tous des contenus jusque-là ésotériques ou occultes.
[42] Au sujet de l’idée que l’idéalisme des 18 et 19e siècle, le romantisme et la philosophie de la Nature tendaient vers une science de l’esprit, voir notamment l’ensemble du n° 3 d’Esprit et Nature https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/312-esprit-et-nature-sommaires-des-3-premiers-numeros).
[43] Au sujet de la recherche et des découvertes en sciences naturelles, voir https://www.aether.news/le-noyau-scientifique-de-lanthroposophie-anthroposophie-scientifique/ ; au sujet de la biodynamie, voir notamment une méta-analyse de 70 études cliniques récentes (et de 265 études en tout), publiée en 2011. Ses résultats sont résumés ainsi : « (…) un large spectre de traitements a été examiné, vis-à-vis d’un grand nombre de maladies (…) La plupart des études ont montré un résultat positif. (…) La validité externe était généralement élevée. Les effets secondaires ou autres problèmes étaient rares et généralement décrits comme légers ou modérés. Les études (…) ont montré une (…) grande satisfaction des patients en ce qui concerne les résultats (…) et, vraisemblablement, des coûts légèrement inférieurs. » (Kienle, G. S., Glockmann, A., Grugel, R., Hamre, H. J., Keine, H., Klinische Forschung zur Anthroposophischen Medizin, Update eines “Health Technology Assessment”, Berichts und Status Quo, Forschende Komplementärmedizin und Klassische Naturheilkunde, 18 (5), 2011, p. 269-282.) À propos de l’enseignement, une étude de l’Université Heinrich Heine de Düsseldorf, dont les résultats ont été publiés en 2012, a porté sur l’expérience éducative d’élèves d’écoles Steiner-Waldorf. Le travail a concerné 800 élèves environ, fréquentant une dizaine d’écoles. Selon cette étude, les élèves des écoles Steiner-Waldorf manifestent plus d’enthousiasme dans l’apprentissage, plus d’autonomie, éprouvent moins de pression à l’école, et obtiennent des résultats scolaires équivalents à ceux des élèves d’écoles classiques. (Liebenwein, S., Barz, H., Randoll, D., Bildungserfahrungen an Waldorfschulen. Empirische Studie zu Schulqualität und Lernerfahrungen, Springer, 2012. Etc.
[44] Voir Steiner, R., Vérités de l'évolution de l'homme et de l'humanité [1917, GA 176], Novalis, 2004, notamment conférence du 10/07/1917.
[45] Lors de son cours d’Explication d’auteurs anciens (centré sur Aristote) de l’année 2000-2001, à l’Institut Supérieur de Philosophie de l’UCL.
Illustration : pyrite sphérique (source : Wikimedia).