« Quand donc les hommes (…) sauront-ils mesurer de nouveau le sens d’une philosophie à l’étiage de leur « tréfonds le plus sacré » ?[1] »
Friedrich Nietzsche
[Une version plus concise de ce texte est accessible en cliquant ici.]
Les prochains articles sur l'Ukraine suivront bientôt, mais il a semblé important de publier d'abord le présent article. L’une des incitations à sa rédaction a été la découverte d’une interview sur aether.news : « L’anthroposophie ne commence pas avec Rudolf Steiner[1] ». Cette publication est intéressante et en partie pertinente, mais aussi en partie très problématique. La critique qui suit ira cependant bien au-delà de ce qui concerne les mouvements et institutions se réclamant de l’anthroposophie, car les enjeux dont il s’agit concernent la culture de notre époque dans son ensemble. Et à travers la culture et la pensée, ce sont les forces vitales intérieures elles-mêmes qui sont en jeu, d’une manière cruciale.
Ce qu’il y a d’essentiel dans ces enjeux n’a peut-être jamais été aussi bien exprimé que par un grand penseur de notre époque, dont quelques lignes ont fourni la seconde incitation à la rédaction de ce texte : il s’agit de Nietzsche, qui, dans les lignes en question, et comme bien souvent, a su formuler des choses capitales dans une grande clarté, jetant une lumière très puissante sur ce qu’il vise. Et bien que le fait dont il s’agit m’était déjà connu, cette façon dont il l’a exprimé en a fortement intensifié ma conscience. Cela m’a décidé à en traiter une nouvelle fois, plus énergiquement, en mettant en valeur ces paroles de Nietzsche, ainsi qu’en revenant sur un courant philosophique extrêmement influent et très problématique.
Commençons par ce deuxième point, donc ces réflexions de Nietzsche et ce qu’elles peuvent induire en nous. Elles concernent les effets de la pensée d’Emmanuel Kant, sans doute le philosophe le plus déterminant de notre époque. Quelques exemples, émanant de porteurs de la pensée (ou plutôt de l’idéologie) dominante (et égarée) : Luc Ferry a déclaré que l’œuvre de Kant est « impossible à égaler[2] » ; selon Heidegger, ce penseur est « le plus grand philosophe des Lumières, peut-être même le plus grand philosophe tout court[3] » ; Popper lui a dédié l’un de ses ouvrages principaux, La société ouverte et ses ennemis ; Universalis le classe « au rang du petit nombre des très grands philosophes de tous les temps » ; Kant lui-même (dans La critique de la raison pure) qualifie de « révolution copernicienne » son apport à la philosophie ; etc., etc.
Notons d’abord que je suis bien conscient du fait que la pensée de Kant est complexe, que certains éléments se ses conceptions se prêtent à différentes interprétations, et qu’on peut considérer que ces éléments ébauchent des chemins différents de ceux qui découlent de ses écrits pris dans leur ensemble, et, en particulier, de sa théorie de la connaissance. Mais dans cet article, c’est précisément sur ce qui découle de cette œuvre dans son ensemble – et de sa vision de la connaissance –, que nous allons nous centrer. Car il est évident que c’est cela qui a exercé une influence décisive sur la culture de notre époque, non tel ou tel élément isolé de cette philosophie. Même si les idées concernées ont été déjà abordées dans plusieurs articles, sur ce site[4], nous allons nous y arrêter à nouveau, pour tenter, même si courtement, d’en saisir mieux encore la nature.
Coup d’œil sur l’essence du kantisme
Kant établit une séparation radicale et infranchissable entre, d’une part, les choses telles que nous les percevons et nous les représentons (ce qu’il nomme les phénomènes), et, d’autre part, les choses en elles-mêmes, les réalités telles qu’elles sont en elles-mêmes. (Cette séparation est du moins infranchissable du point de vue de la connaissance ; mais pour Kant, le sentiment et la foi permettent d’établir une forme de relation avec le domaine des choses en elles-mêmes. Nous y venons un peu plus loin.) Pourquoi cette séparation ? Car selon ce philosophe et ses héritiers, d’une part, notre sensibilité – organes des sens, système nerveux, cerveau, etc. –, –, notre sensibilité formaterait les choses perçues d’une façon telle que les images, les perceptions que nous avons de ces choses n’auraient finalement plus rien à voir avec les réalités qui les ont causées[5] ; et d’autre part, car nos concepts ne pourraient en aucun cas rejoindre les véritables lois de la réalité, selon le kantisme, mais constitueraient des formes, des relations valables pour l'esprit humain seulement, et que celui-ci imposerait donc aux choses[6].
Cependant, Kant présente les choses d’une manière tout à fait égarante ; car tout en développant ce qui vient d’être résumé, il affirme en même temps qu’une science certaine est néanmoins possible ; en effet, il déclare également qu’une partie des concepts humains peuvent être considérés comme nécessaires et universels[7], et qu’ils peuvent être appliqués aux phénomènes – c’est-à-dire, comme expliqué, aux choses telles qu’elles nous apparaissent, non aux choses en elles-mêmes, qui, elles, restent irréductiblement inconnaissables, selon ce philosophe[8]. Cette science « certaine », de valeur « nécessaire et universelle » dont parle Kant, on peut donc considérer qu’elle constitue, en fait, une vision sur laquelle les êtres humains peuvent se mettre d’accord, car ils possèdent les mêmes concepts, ainsi que les mêmes images ou perceptions des choses.
Mais, se demande-t-on : quelle serait la valeur d’une science qui élaborerait des lois totalement étrangères à la nature ? Et qui appliquerait ces lois à des phénomènes, des perceptions qui ne seraient en fait que des images n’existant que dans notre conscience, sans aucun vrai rapport avec les réalités qui les ont causées ? Et s’il en était ainsi, donc si tout n’était au fond qu’illusion, pourquoi les autres, autour de moi, échapperaient-ils à ce statut ? Qu’est-ce qui me permettrait de dire qu’ils sont à peu près tels qu’ils m’apparaissent, et même qu’ils existent ?
On voit donc que la vision kantienne de la connaissance est fondamentalement contradictoire. Et ce double langage qu’elle tient induit très souvent en erreur, faisant que beaucoup ignorent le scepticisme radical et figé de Kant (figé, car ne favorisant pas la recherche et l’esprit critique, mais la paralysie de la volonté de connaître).
Manifestement, les porteurs du kantisme refusent de voir en face les conséquences de leurs idées de base, en matière de connaissance ; ainsi, ils essaient de maintenir la possibilité d’une science malgré que ces idées de base excluent en fait cette possibilité. Comment de telles contradictions peuvent-elles se maintenir, à travers des siècles ? Une des causes est sans doute celle-ci : celui qui estime que les facultés de connaissance ne sont au fond pas capables d’accéder à la réalité, celui-là ne sera pas enclin à une vraie rigueur, en matière de connaissance ; ainsi, quand il se trouvera face à une contradiction insurmontable, il pourra facilement se dire que, puisque de toute façon nos facultés de connaissance sont en réalité impuissantes, il n’est finalement pas étonnant qu’elles nous mènent à des énigmes irrésolvables.
Venons-en à la solution que Kant tente d’apporter. De même qu’il sépare radicalement phénomènes et choses en elles-mêmes, il sépare tout aussi radicalement connaissance et agir. Il voit bien que l’agir ou la morale est intimement lié à la question du sens de l’existence, et que cette question est elle-même intimement liée à celle de la liberté, de l’âme et de l’immortalité. Étant donné que dans la vision des choses de ce philosophe, le domaine de l’âme est tout particulièrement inconnaissable, il en revient à l’attitude de la foi et au principe du devoir. Il défend en effet l’idée que le domaine en question – donc celui de l’âme – peut être appréhendé par la foi, et que ce domaine se manifeste en nous par le sentiment du devoir moral. De sorte que bien qu’on ne puisse pas, selon ce penseur, se prononcer sur la réalité et la nature de l’âme, de la liberté, de Dieu, etc., on peut néanmoins postuler leur existence et régler sa vie en conséquence[9]. Plus précisément, Kant estime qu’on peut parvenir à une foi en l’idée de liberté par le détour du sentiment du devoir : le devoir nécessitant la liberté pour pouvoir être suivi (car si l’on est entièrement déterminé, on ne peut ni décider d’obéir, ni de désobéir), nous devons croire en la liberté, afin qu’il nous soit possible d’obéir au devoir.[10] Un tel raisonnement n’a bien sûr aucune valeur du point de vue de la connaissance (et Kant ne prétend pas le contraire), d’autant que, disons-le une fois encore, les productions de la pensée, les raisonnements n’ont, selon ce philosophe, aucun rapport avec la réalité des choses. Une déduction faite sur base d’un sentiment comme celui du devoir – ou de toute autre chose –, une telle déduction ne peut donc apporter aucun fondement. Certes, en faisant abstraction de tout cela (mais que reste-t-il alors de la philosophie de Kant ?), on peut considérer qu’une telle attitude de foi a son sens, tant qu’on ne dispose pas de mieux.
Un dépassement radical
Mais comme déjà exposé sur ce site (en particulier dans l’article Connaissance, agir et liberté : une relation primordiale[11]), nous disposons manifestement de bien mieux, notamment grâce au travail épistémologique de Rudolf Steiner, dont une prise en compte plus large est sans aucun doute une grande urgence. (Rappelons que l’épistémologie – ou théorie de la connaissance – est la science qui tente de déterminer si la connaissance est possible, et, si oui, à quelle condition elle l’est.)
Limitons-nous ici à revenir brièvement sur l’un des résultats les plus importants de ce travail épistémologique ; résultat qui constitue sans doute la réfutation la plus radicale du dogme kantien central, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle aucune réalité ne se donnerait à nous telle qu’elle est. Il s’agit de cette observation capitale : lorsque l’être humain développe un véritable penser (c’est-à-dire une activité conceptuelle pure, pleinement consciente, excluant toute idée déjà formée et non entièrement élaborée par le moi actif et conscient), lorsque l’être humain procède ainsi, alors, lorsqu’il passe d’une idée à l’autre, il réalise ce passage uniquement en fonction des contenus de ces idées, donc en pleine connaissance de cause[12]. Cela apparaît p. ex. dans un simple calcul mathématique. Dans une simple multiplication p. ex., si elle est pensée de manière vraiment active, on peut observer comme chaque unité ou ensemble d’unités qui intervient est saisi avec clarté, tout comme le sont les rapports qu’on établit entre ces ensembles ; p. ex., deux ensembles de 4 unités chacun, qu’on met dans une relation de multiplication ; un tel exemple se prête bien à faire apparaître la différence entre un penser en tant que vraie activité et une démarche plus passive, simplement reproductrice ; on peut en effet simplement mémoriser, comme lorsqu’on apprend les tables de multiplication, que 4 x 4 = 16 ; mais on peut aussi vérifier le calcul par soi-même, en additionnant réellement 4 ensembles de 4 unités ; dans ce cas-là, aussi simple soit-il, on a déjà accompli un processus en pleine connaissance de cause, un processus auquel le moi pensant participe entièrement.
Ces faits excluent l’action, dans le penser, d’une activité inconsciente qui serait dissimulée au-delà du penser conscient et le dirigerait à son insu, que cette activité soit celle du cerveau ou celle d’un penser « en soi ». (Précision importante : ceci ne revient pas du tout à nier l’existence d’un inconscient, mais à observer que, dans les moments – certes rares – où l’on prend soin de déployer un penser dont on saisit tous les éléments en pleine conscience et activité, on ne peut être déterminé, au niveau de ce penser, par quelque chose d’insconscient).
Conséquences pour la culture, la société et la vie dans son ensemble
Pour mieux saisir l’urgence qu’il y a à prendre réellement en compte le travail épistémologique de Rudolf Steiner, il est important de réfléchir aux conséquences du fait de se limiter à l’attitude préconisée par Kant, donc à une foi et à des postulats. Et de se demander notamment si l’on peut en tirer assez de force pour la vie, sachant que l’impossibilité de la connaissance permet toutes les hypothèses, par rapport à la réalité en elle-même. Ce qui renvoie notamment au problème soulevé par Milton Friedman dans la sphère économique, mais rejoignant tout à fait le domaine de la philosophie : c’est-à-dire le problème de l’infinité des hypothèses possibles, auquel mènent les visions de la connaissance ne permettant pas de trouver un fondement pour celle-ci[13]. Si face à une situation, le nombre d’hypothèses, d’interprétations possibles de cette situation est infini – et c’est visiblement bien à cette situation que mène toute conception selon laquelle la réalité en elle-même est inatteignable –, si ce nombre d’hypothèses possibles est infini, donc, aucun postulat n’aura plus de chance qu’un autre d’être juste ; et par conséquent, la motivation ou l’espoir qu’aurait pu me donner ce postulat disparaîtra certainement.
Par ailleurs, même si une part d’entre nous peut sans doute tirer de tels postulats, au moins temporairement, une certaine motivation pour la vie, il reste bien sûr toutes les questions liées aux actions précises qu’il s’agit de développer, dans les différents domaines. Par exemple, quand on doit choisir entre la vie et la mort : quelle est la valeur de l’existence d’une personne privée d’une part importante ou de la totalité de ses facultés intellectuelles ? Quelle est la valeur possible d’une existence s’accompagnant de grandes souffrances, et où celles-ci dominent ? Ou, concernant la médecine : les maladies sont-elles des phénomènes à seulement réprimer ? Ou bien, comme le défendent diverses traditions et courants, peuvent-elles favoriser le développement de facultés ou d’enseignements essentiels ? Ou encore, comment concevoir un enseignement tel qu’il favorise réellement le développement de tendances morales et de forces vitales ? (La bonne volonté ne semblant pas suffire à la réalisation d’un tel projet, si l’on en juge par l’état des sociétés modernes.) Etc., etc. Des données pour répondre à ces questions ne peuvent être recherchées que dans un domaine de l’âme et de l’esprit ; seul un tel domaine, pour autant qu’il puisse être accessible, pourrait, p. ex., nous éclairer vraiment sur ce qu’une personne peut peut-être tirer de sa vie même si elle était lourdement handicapée, ou bien sur les effets d’un enseignement sur les dimensions profondes de l’être humain, ou encore sur les conséquences d’une maladie, sur ces mêmes dimensions profondes, etc.
De plus, même en laissant de côté les conséquences ultimes soulignées ici (impossibilité, en définitive, de se prononcer sur la nature et même l’existence de ceux qui nous entourent, fait que perceptions comme concepts se réduisent, chez Kant, à de pures illusions finalement), même en laissant de côté ces conséquences, on en reste à des visions hautement problématiques : ceux qui veulent continuer à présenter le kantisme comme cohérent affirment que celui-ci trace simplement la limite entre le domaine qui peut être connu et celui qui se trouve hors de portée de nos facultés de connaissance ; le premier domaine correspondant globalement, dans ce cas, à ce qu’on nomme le monde physique, le second correspondant à la sphère de l’âme, de l’esprit, du divin (pour autant que ceux-ci existent, ce sur quoi le kantisme, en toute logique, ne devrait pas même pouvoir se prononcer) ; mais cette coupure radicale entre monde physique et monde de l’âme et de l’esprit, cette coupure mène à des impasses insurmontables, qu’on peut justement observer à peu près partout, à notre époque. Impasses résultant précisément, sous bien des points de vue, de l’idée qu’on pourrait connaître et traiter le monde physique indépendamment de ce qui vit en lui en tant qu’âme ou esprit. Par exemple, en développant une médecine se limitant aux traitements des symptômes, sans rechercher leurs causes profondes ; en développant une agriculture industrielle, traitant le vivant de manière mécanique et brutale ; en développant une psychologie endormant l’âme avec des médicaments, même quand ce n’est pas inévitable, au lieu de rechercher une vraie compréhension des difficultés psychiques et spirituelles concernées ; en développant des projets mortifères comme ceux du transhumanisme, qui conçoit la conscience comme un produit matériel, qu’il serait possible, en conséquence, d’augmenter ou de faire évoluer avec des moyens purement physiques, notamment informatiques, ce qui est bien sûr une caricature et un renversement complet de tout vrai idéal d’élévation) ; etc. Bref, tout cela nous ramène aux exemples du paragraphe précédent, et fait apparaître que le kantisme favorise en définitive des approches matérialistes.
De plus, disons-le encore une fois, on ne peut oublier que, pensées jusqu’au bout – et même vis-à-vis du monde physique déjà – les visions de Kant mènent à un scepticisme radical, à l’idée que la conscience humaine est en fait entièrement enfermée en elle-même, coupée de la réalité. L’idée que, en critiquant Hume (un sceptique radical), Kant aurait récusé le scepticisme, cette idée favorise une grave illusion. Bien sûr, si l’on tire de la pensée kantienne des éléments isolés (par exemple, l’idée que la connaissance résulte de l’union du concept et de l’expérience), on peut dire que ces éléments peuvent servir à construire une théorie de la connaissance valable ; et il est en effet intéressant de noter la présence de tels éléments, chez Kant. Mais cela ne devrait surtout pas faire oublier les aspects dominants de cette pensée et leurs conséquences.
Une lumière qui démasque et balaie les ombres
Nous arrivons ainsi bientôt aux pensées de Nietzsche annoncées au début. Comme mentionné, leur grand intérêt est d’avoir présenté, en toute clarté et avec une grande force, l’essence des conséquences évoquées. En fait, tout esprit vraiment éveillé devrait être capable de discerner ces contradictions du kantisme et les effets de cette philosophie. Mais l’endormissement régnant à notre époque est tel que, pour une très grande part d’entre nous, ce discernement soit n’a pas lieu, soit a lieu d’une manière vague seulement. De plus, la façon classique et positive de présenter Kant domine tant que beaucoup n’osent pas la mettre vraiment en cause, et encore moins pointer clairement ses contradictions énormes et ses conséquences si délétères. Dans ce sens, on peut ressentir comme un vrai bienfait le fait qu’un grand esprit comme Nietzsche, très reconnu et estimé malgré les diverses critiques qu’on peut lui faire, on peut ressentir comme un grand bienfait qu’un tel esprit ait écrit les mots qui suivent ; mots qui, pour moi, remettent à leur place les louanges dithyrambiques citées plus haut, y compris le qualificatif de révolution philosophique associé à l’œuvre de Kant. Les mots de Nietzsche dont il s’agit :
« Il me semble même que c’est seulement chez un petit nombre d’hommes que l’influence de Kant s’est fait sentir d’une façon vivante, pénétrant le sang et la sève. On affirme partout (…) que depuis l’acte de ce modeste savant, une révolution a éclaté dans tous les domaines intellectuels, mais je ne puis y croire. Car je n’aperçois point d’une façon précise les traces de cette révolution chez les hommes qui devraient pourtant être atteints avant que des domaines entiers aient été révolutionnés. Mais, dès que nous apercevrons l’influence populaire de Kant, celle-ci apparaîtra devant nos yeux sous la forme d’un scepticisme et d’un relativisme qui rongent et qui émiettent ; et c’est seulement chez les esprits les plus actifs et les plus nobles (...) que se présentera (...) le sentiment de douter et de désespérer de toute vérité, tel que nous le retrouvons par exemple chez Heinrich von Kleist, comme un effet de la philosophie kantienne. « Récemment, écrit-il une fois sur le ton saisissant qui lui était coutumier, récemment j’ai pris contact avec la philosophie kantienne et il faut que je te communique mes idées à son sujet, sans devoir craindre qu’elle ne t’ébranle aussi profondément, aussi douloureusement que moi... Nous ne pouvons pas décider si ce que nous appelons vérité est véritablement la vérité ou si elle nous paraît seulement telle. Dans le dernier cas, la vérité que nous cherchons ici-bas n’est plus rien après la mort et tout effort est vain d’acquérir un bien qui nous suit dans la tombe... Si la pointe de cette idée ne touche pas ton cœur, ne souris pas d’un autre qu’elle a blessé profondément, jusqu’en son tréfonds le plus sacré. Mon seul but, mon but le plus sacré, s’est évanoui et je n’en ai plus d’autre. » Quand donc les hommes éprouveront-ils de nouveau de la sorte des sentiments naturels comme ceux qu’éprouva Kleist, quand sauront-ils mesurer de nouveau le sens d’une philosophie à l’étiage de leur « tréfonds le plus sacré » ?[14] »
Oui, désespérer de la possibilité d’une vraie connaissance, c’est-à-dire d’une connaissance des choses dans leur vraie nature, désespérer d’une telle possibilité mène très certainement, en définitive, à un désespoir à l’égard de la vie dans son ensemble, à une perte de toute vraie motivation. Comme le suggère Nietzsche, ce n’est que du fait d’un endormissement intérieur que tant de personnes ne s’en rendent pas compte ; car, du moins à court terme, ce qu’ils pensent ne fait plus vraiment d’effet sur leur âme. Nous viendrons cependant, dans la seconde et dernière partie de cet article, à la question des effets qu’une pensée peut exercer sur le long terme.
Bien sûr, Nietzsche lui-même est très loin d’être exempt de contradictions, et une partie des conceptions qu’il a lui-même développées peuvent elles aussi, très certainement, nuire à l’âme qui ne parvient pas à faire la part des choses. Mais, comme nous venons de le voir, cela n’enlève rien à la lucidité brillante qu’il manifeste face à certains phénomènes.
[1] https://www.aether.news/l-anthroposophie-ne-commence-pas-avec-rudolf-steiner/
[2] https://www.cairn.info/sagesses-d-hier-et-d-aujourd-hui--9782081494091-page-345.htm
[3] Ibid.
[4] https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/310-une-cause-voilee-de-declin-de-leffort-de-connaissance ; https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/308-dirigismes-sanitaires-et-autres-quelles-causes-philosophiques
[5] Notamment, car, pour Kant, le sujet structure par lui-même les choses suivant le temps et l’espace (qui constitueraient donc non des phénomènes indépendants, mais ce que Kant nomme des formes de la sensibilité du sujet lui-même) : « Nous ne pouvons donc parler d’espace, d’êtres étendus, etc., qu’au point de vue de l’homme » (Kant, E., Critique de la raison pure, 1781, Esthétique transcendantale, § 3), et « Le temps n’est pas un concept (…) général, mais une forme pure de l’intuition sensible » (Ibid., § 4). Les héritiers de Kant ont ensuite fortement étendu ces façons de voir, sur base de théories physiques et biologiques notamment. Voir en particulier Helmoltz, H. v., Les faits dans la perception, 1878, https://www.researchgate.net/publication/278819067_Les_faits_dans_la_perception_Hermann_von_Helmholtz ; voir aussi https://www.erudit.org/fr/revues/hphi/1992-v2-n2-hphi3175/800897ar.pdf
[6] « …l’entendement ne tire pas ses lois (a priori) de la nature, mais (…) les lui impose ». (Prolégomènes à toute métaphysique future, 1783, § 37.)
[7] « La nécessité et l’universalité absolues sont donc des marques certaines de toute connaissance a priori », Kant, E., Critique de la raison pure, introduction, section 2.
[8] « S’il fallait entendre par nature l’existence des choses en elles-mêmes, nous ne pourrions jamais la connaître, ni a priori ni a posteriori. » La « nature » qui, pour Kant, peut être connue, n’est donc qu’un contenu de notre conscience. Et un peu plus loin : « Elle [l’expérience] ne peut donc jamais faire connaître la nature des choses en soi. » (Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, 1783, § 14.)
[9] Kant, I, Critique de la raison pratique, 1788 (ces points n’étant pas controversés, je n’ai pas indiqué les passages précis dont il s’agit).
[10] Kant, I, Critique de la raison pratique, 1788 (ces points n’étant pas controversés, je n’ai pas indiqué les passages précis dont il s’agit).
[11] https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/309-connaissance-agir-et-liberte-une-relation-primordiale
[12] Steiner, R., La philosophie de la liberté [1893], Novalis, 1993, principalement p. 48 sqq.
[13] Voir notamment https://www.cairn.info/methodologie-economique--9782130391883-page-375.htm
[14] Schopenhauer éducateur, p. 27, dans Considérations inactuelles, Mercure de France, 1922 [sixième édition], Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, Vol. 5, tome 2.